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Une tombe en Toscane

Une tombe en Toscane

Titel: Une tombe en Toscane
Autoren: Maurice Denuzière
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Ses fleurs seules l'intéressaient. Toutes les autres lui étaient indifférentes : il ne connaissait rien à la botanique et n'y voulait rien connaître. Il avait ainsi des dégoûts formels et des adorations intransigeantes.
     
    Certaines choses le hérissaient, l'amenaient au bord de la violence. La musique de Ravel et de Debussy, par exemple, une tache sur une moquette. Les parfums chimiques lui donnaient la nausée. Dans la voiture, il ne supportait pas un bruit, pas un grincement, pas une vibration. Émile, le chauffeur, qui n'avait jamais eu le droit d'user de l'avertisseur, passait des matinées à scruter les suspensions de la Rolls, à les graisser, à vérifier le serrage des écrous dont le moindre jeu eût été perçu par l'oreille du maître.
     
    « Dans son genre, notre père est un monstre », lui avait dit un jour Agnès.
     
    Jean-Louis, deux mois après sa mort, demeurait encore dans l'étonnement où il avait vécu près de lui. Devant son père, il avait été comme le spectateur devant le trapéziste déifié par le danger de son numéro de voltige. À chaque instant l'attitude de Louis Malterre était celle de l'acrobate accomplissant une figure unique. On redoutait de le voir rater son effet et se briser les reins. Mais toujours il réussissait avec une aisance surhumaine. Chaque moment de sa vie paraissait une création dont tout autre être eût été incapable.
     
    Du vivant de son père, Jean-Louis ne se serait jamais posé la question de savoir s'il l'aimait ou le craignait. Il l'aimait.
     
    En marchant, le jeune homme s'était retrouvé devant une station de taxis. Il se fit reconduire à son hôtel. La foule sortait des cinémas. Des voitures démarraient au long des trottoirs, tous ces gens allaient en bavardant vers des soupers ou des nuits bourgeoises.
     
    Jean-Louis eut soudain les larmes aux yeux : le spectacle de cette futilité l'atteignait, mais ses larmes étaient d'orgueil.
     
    Il était le fils de l'homme qui n'avait pas été ça.
     

4.
     
    Il pleuvait depuis le matin. C'était dimanche. Les averses avaient laqué du même vernis transparent le gravier des allées, les feuilles des arbres, le gazon des pelouses et les arceaux de fer qui les bordaient, les balustres. Les marches du perron paraissaient animées de frissons par le crépitement des gouttes.
     
    Jean-Louis, debout derrière la fenêtre du salon du rez-de-chaussée, avait vu partir Agnès et sa mère pour des visites à Lyon et, un peu plus tard, Émile et sa femme dans la fourgonnette de l'usine dont ils avaient la disposition pour leurs déplacements dominicaux. Il était maintenant seul aux Cèdres.
     
    Il y avait presque deux mois que son père était mort, dans cette chambre du premier étage où personne n'avait dormi depuis. Souvent ainsi, du vivant de Louis Malterre, le jeune homme s'était trouvé seul le dimanche au salon. La maison était alors aussi silencieuse qu'en cet instant, car son père, enfermé dans sa chambre, lisait ou écrivait des lettres.
     
    Jean-Louis se plut à imaginer que rien n'était changé, que tout à l'heure, vers huit heures, le pas sec de Louis Malterre allait, dans un crescendo assourdi par la moquette, faire craquer le bois de l'escalier. Il se retourna vers le salon. Les bergères et le canapé recouverts de soie rouge à motifs d'argent étaient à leur place, la table basse où l'on avait posé le plateau du café paraissait dans l'ordre naturel des choses, toutes semblables à des génies domestiques, obstinés dans leur fidélité. Comme d'habitude, le porte-revues dégorgeait ses journaux mal repliés.
     
    Au mur, le paysage breton d'Hervé, dont on savait qu'il pencherait toujours à droite sur sa cimaise, demeurait entre une sanguine de Majorel et un émail de Sarlendie, dans son incorrigible position, comme ces militaires qui, par fantaisie ou négligence, méconnaissent les principes de l'alignement et déparent la dignité d'une revue.
     
    Depuis sa jeunesse, depuis que, pensionnaire des Pères jésuites, il retrouvait chaque week-end le salon familial, Jean-Louis lui connaissait cette topographie un peu conventionnelle. Nulle évasion due à un changement du mobilier, nul bouleversement qui aurait pu naître d'un déménagement ou d'un héritage n'avait modifié ce paysage intérieur. Il offrait un cadre immuable aux habitudes de la famille.
     
    Jean-Louis s'assit sur le canapé. Sur une console de bois dédoré par les chiffons de Mathilde, la
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