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Une tombe en Toscane

Une tombe en Toscane

Titel: Une tombe en Toscane
Autoren: Maurice Denuzière
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l'ambition qu'elle formulait à chacune de leurs rencontres de gagner assez pour s'acheter un petit bar dans le quartier.
     
    Marianna offrait des baisers et des caresses expertes dans un petit hôtel sans ascenseur et Jean-Louis laissait de quoi acheter un accessoire pour le futur bar, dont il promettait d'être le premier client.
     
    Mais, ce soir-là, il passa sans s'arrêter devant le petit hôtel. Il n'avait pas envie de caresser le corps docile de Marianna, ni de l'entendre rire. Il n'avait envie de rien, ni de dîner dans un cabaret, ni d'aller s'asseoir dans un cinéma ou un théâtre, ni même de rentrer dormir.
     
    Acheter des cigarettes lui parut soudain un acte important. Il se mit à la recherche d'un débit de tabac. Au cours de l'après-midi, il avait dû discuter de tarifs, de modes de fabrication, de délais de livraison avec les ingénieurs militaires qui avaient exigé une décharge signée avant de lui remettre les plans des nouveaux assemblages à boulons destinés aux pontons du génie. Cette formalité, le tampon « secret » porté sur les documents de l'armée, avait toujours fait rire son père. « Ils jouent, disait Louis Malterre, il faut entrer dans le jeu, le port de l'uniforme justifie leur mentalité. »
     
    Au mépris que son père portait aux militaires, Jean-Louis avait dû de ne jamais être soldat. On s'était arrangé avec le député-maire-ministre du département : les sursis d'étudiant étaient devenus, un matin, une réforme définitive.
     
    « La guerre n'a jamais été faite pour nous, disait Louis Malterre, c'est vulgaire et brutal... Ça ne sert à rien, ça ne prouve rien et le courage physique est à la bête plus qu'à l'homme. La seule jouissance de la guerre doit résider dans le gigantesque jeu de dames des états-majors risquant, sur les mêmes cartes, les mêmes morts en pions coloriés. »
     
    Quand son père tenait ces propos devant des tiers, Jean-Louis sentait la crispation de l'auditoire. Il était convaincu cependant que lui seul avait raison. Il avait rompu avec tous ses condisciples de Polytechnique qui avaient choisi des carrières militaires. Peu à peu, d'ailleurs, il en était venu à ne plus rencontrer personne, à ne plus avoir que des relations d'affaires.
     
    En sortant du débit de tabac où il avait vu des hommes accoudés au zinc discuter avec animation de choses ou d'autres, il fit cette constatation que, seul, son père lui avait paru une compagnie souhaitable, pendant des années. Maintenant, il se réjouissait de lui avoir consacré toute sa curiosité, tout son intérêt et cet isolement où il se trouvait était rendu moins douloureux.
     
    Pendant des années, il n'avait rien désiré d'autre que d'être avec son père. Il avait appris tous ses gestes, retenu ses phrases, envié son orgueilleuse assurance, constaté l'efficacité de ses méthodes en affaires, accepté sans pouvoir se résoudre à le pratiquer son mépris pour tout ce qui n'était pas son usine, sa personne, ses goûts. L'égoïsme parachevé de Louis Malterre avait fini par se colorer, à ses yeux de fils, de sagesse. Il eût aimé que son père fût un prophète paradoxal de l'égotisme, qui aurait enseigné un snobisme de qualité supérieure.
     
    C'était la première fois, depuis que Louis Malterre n'était plus, que Jean-Louis parvenait à penser à lui avec autant de clarté. Jusque-là, son père avait été simplement absent, maintenant il était mort. On ne dresse pas le bilan d'un absent, mais on peut le faire d'un mort.
     
    En marchant autour de l'église de la Madeleine, il faisait la synthèse des souvenirs innombrables qui maintenaient vivante la pensée de son père.
     
    Jamais, par exemple, le défunt n'aurait accepté de déambuler ainsi une heure sans autre but que remuer des pensées. Il ne concevait d'activités qu'utiles. Hors du travail, hors des affaires, il lisait enfermé dans sa chambre ou étudiait, dans des ouvrages techniques étrangers, des méthodes ou des procédés se rattachant à ses propres fabrications.
     
    On pouvait compter les soirées passées dans le monde ou au théâtre. Louis Malterre vivait pour lui-même. Quand il flânait, c'était dans la serre aux orchidées. Il restait de longues heures à les scruter, comme s'il eût voulu saisir leur imperceptible naissance. Parfois, à travers une loupe, il s'offrait la caricature d'un pistil, de la convection d'une tige fière comme un étirement de cristal, d'un pétale.
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