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Un long dimanche de fiancailles

Un long dimanche de fiancailles

Titel: Un long dimanche de fiancailles
Autoren: Sébastien Japrisot
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fil.
    Le
1818 était certainement des cinq soldats le plus brave et le
plus redoutable. Pendant trente mois d'armée, il n'avait
jamais fait parler de lui, il n'avait jamais rien dit de lui à
personne. On l'avait pris dans sa ferme, un matin d”août,
on l'avait mis dans un train, on lui avait donné sa vie à
garder, pour revenir, il ne comprenait rien d'autre. Une fois, il
avait étranglé un officier de sa compagnie. C'était
sur la Woëvre, pendant une offensive. Personne ne l'avait su. Il
l'avait étranglé, avec ses deux mains, en lui écrasant
la poitrine d'un genou, il avait ramassé son fusil, il avait
couru, plié sous des gerbes de feu, et puis voilà.
    Il
avait une femme, enfant trouvé elle aussi, dont il se
rappelait depuis qu'il était loin la douceur de la peau.
C'était comme une déchirure dans son sommeil. Et
souvent il se rappelait des perles de sueur sur sa peau, quand elle
avait travaillé avec lui tout le jour, et ses pauvres mains.
Les mains de sa femme étaient dures et crevassées comme
celles d'un homme. À la ferme, ils avaient employé
jusqu'à trois journaliers en même temps, qui ne
ménageaient pas leurs efforts, mais tous les hommes, partout,
avaient été emmenés à la guerre, et sa
femme, qui avait vingt et un ans, neuf de moins que lui, était
la seule à tenir. Il avait aussi un petit garçon, qu'il
lui avait fait pendant sa première permission, auquel il
devait la seconde, qui marchait déjà d'une chaise à
l'autre, qui était fort comme lui, avec la douceur de peau de
sa mère, et qu'ils avaient appelé Baptistin. En trente
mois, il avait eu ces deux permissions, plus une sans papiers qui ne
l'avait pas mené plus loin que la gare de l'Est, à
Paris, parce que ce n'était pas possible, mais sa femme, qui
savait à peine lire ou écrire, avait compris à
mille kilomètres de lui ce qu'il fallait faire et il avait
pleuré pour la première fois de sa vie. Il n'avait
jamais pleuré, il ne se rappelait pas une larme depuis son
premier souvenir - un platane, l'écorce, l'odeur d'un platane
- et sans doute, avec de la chance, il ne pleurerait jamais plus.
    Le
troisième était le seul des cinq soldats condamnés
qui croyait encore à la chance et qu'on ne les fusillerait
pas. Il se disait que, pour les fusiller, on n'aurait pas pris la
peine de les traîner sur un autre front et jusqu'aux premières
lignes. Le village de leur procès était dans la Somme.
Ils étaient quinze au départ, pour qui les
circonstances n'atténuaient rien, et puis dix, et puis cinq. À
chaque halte, on en perdait dont on ignorait le sort. Ils avaient
roulé une nuit dans un train, un jour dans un autre, on les
avait fait monter dans un camion et dans un autre. Ils allaient vers
le sud, puis vers le couchant, puis vers le nord. Ensuite, quand ils
n'étaient plus que cinq, ils avaient marché sur une
route, escortés par des dragons bien contrariés d'être
là, on leur avait donné de l'eau, des biscuits et
refait leurs pansements dans un village en ruine, il ne savait plus
où il se trouvait.
    Le
ciel était blanc et vide, l'artillerie s'était tue. Il
faisait très froid et, hors de la route boueuse, crevassée
par la guerre, qui traversait ce village sans nom, tout était
sous la neige, comme dans les Vosges.
    Mais
on ne voyait nulle part de montagnes, comme dans les Vosges. Ni de
ravins ni de crêtes à crever les bonhommes, comme en
Argonne. Et la terre qu'il avait prise dans sa main de croquant
n'était pas celle de la Champagne ni de la Meuse. C'était
autre chose, que le bon sens se refusait de reconnaître, et il
lui avait fallu, pour y croire, un vieux bouton d'uniforme poussé
à ses pieds par celui qui le suivait maintenant dans les
boyaux étroits : ils étaient revenus dans la zone
d'où ils étaient partis, là où se font
tuer les gens de Terre-Neuve, aux confins de l'Artois et de la
Picardie. Seulement voilà, pendant les soixante-douze heures
où ils avaient été emportés au loin, la
neige était tombée, lourde et silencieuse, patiente
comme lui, et elle avait tout recouvert, les plaies ouvertes dans les
champs, la ferme incendiée, le tronc des pommiers morts et les
caisses de munitions perdues.
    Attention
au fil.
    Celui
qui le suivait dans les boyaux, le quatrième des cinq soldats
sans casque, ni insigne, ni numéro de régiment, ni
poche de veste ou de capote, ni photo de famille, ni croix de
chrétien, étoile de David ou croissant d'Islam, ni rien
qui puisse faire feu plus
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