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Un Jour De Colère

Un Jour De Colère

Titel: Un Jour De Colère
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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crible l’obscurité de
toutes parts. Il est quatre heures du matin et il fait encore nuit noire.
Devant la caserne du Prado Nuevo, dans une clairière de la colline du Príncipe
Pío, deux lanternes posées par terre éclairent, en ombres chinoises, un groupe
nombreux de silhouettes rassemblées devant un talus et un mur :
quarante-quatre hommes, attachés isolément, deux par deux, ou en files de
quatre ou cinq liées à la même corde. Avec eux, entre le soldat des Volontaires
de l’État Manuel García et le péon de corrida Gabriel López, Juan Suárez
observe avec méfiance le peloton de soldats français formé sur trois rangs. Ce
sont des marins de la Garde, a dit García, qui, par son métier, connaît les
uniformes. Coiffés de shakos sans visière, les Français portent à la ceinture
les sabres réglementaires et protègent de la pluie les platines de leurs
fusils. La lueur des lanternes fait briller les capotes grises, luisantes
d’eau.
    — Qu’est-ce qui se passe ?
demande Gabriel López, épouvanté.
    — Il se passe que c’est la fin,
murmure, lucide, le soldat Manuel García.
    Beaucoup devinent la suite et
tombent à genoux en suppliant, en jurant ou en priant. D’autres lèvent en l’air
leurs mains ligotées et font appel à la pitié des Français. Dans le bruit des
prières et des imprécations, Juan García entend un des prisonniers – le seul
prêtre qui se trouve parmi eux – réciter à haute voix le Confiteor, repris par
quelques voix tremblantes. D’autres, moins résignés, se débattent dans leurs
liens et tentent de se jeter sur les bourreaux.
    — Enfants de putain !…
Salauds d e gabachos  !
    Des gardes écartent des prisonniers
et les poussent avec leurs baïonnettes contre le talus et le mur. D’autres,
rendus nerveux par les cris, se mettent à tirer sur les plus agités. Des coups
de feu retentissent çà et là, et, à leur lueur, apparaissent des visages où se
lisent le mépris, la panique ou la haine. Les hommes commencent à tomber, seuls
ou en amoncellements confus. Un ordre est crié en français, et les soldats en
capote grise du premier rang lèvent d’un seul mouvement leurs fusils, visent,
et la décharge abat le premier groupe poussé contre le mur.
    — Ils nous tuent !… En
avant !… En avant !
    Quelques désespérés – très peu – se
lancent contre les baïonnettes françaises. Certains, qui ont rompu leurs liens,
lèvent les bras en manière de défi, font quelques pas ou tentent de fuir. À
coups de baïonnettes et de crosses, les gardes poussent un nouveau groupe, les
prisonniers avancent en aveugles et piétinent des corps. À cet instant, le
deuxième rang de capotes grises relève le premier, un nouvel ordre retentit, et
une autre salve, dont les éclairs se fragmentent et se multiplient dans les
rafales de pluie, illumine la scène. D’autres hommes tombent en tas, et leurs
cris, leurs insultes et leurs supplications sont fauchés net. Maintenant les
Français reculent un peu pour laisser davantage d’espace, et le tonnerre d’une
troisième salve éclate, dont les éclairs se reflètent, rouges, sur les
ruisseaux de sang qui inondent les corps tombés et se mélangent à l’eau qui
imprègne la terre. Attaché à Manuel García et à Gabriel López, Juan Suárez, qui
s’est vu poussé contre le talus et forcé à s’agenouiller, frappé par les
crosses et piqué par les baïonnettes, glisse dans la boue et le sang. À travers
la pluie qui coule sur son visage, il voit, impuissant, les silhouettes grises
épauler de nouveau leurs fusils et viser. Il tremble de froid et de peur.
    —  Feu !
    Le chapelet d’éclairs l’éblouit, il
sent le plomb frapper la terre derrière lui, il l’entend entrer dans les chairs
des hommes autour de lui. Il se débat dans un spasme d’angoisse, en tentant de
dérober son corps aux tirs, et, soudain, s’aperçoit que ses mains sont
libérées, comme si, à la chute de ses camarades, la corde avait été rompue par
leur poids ou tranchée par une balle. Ce qui est sûr, c’est qu’il est toujours
sur ses jambes, aveuglé et terrorisé après la salve, parmi d’autres qui restent
debout ou agenouillés et crient, se cramponnent ou s’effondrent, blessés,
morts. Un sursaut confus et désespéré secoue le corps de l’homme et le fait
reculer jusqu’au pied même du talus. Là, après avoir regardé, incrédule, ses
mains libres, il est pris d’une subite résolution, écarte à
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