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Terribles tsarines

Terribles tsarines

Titel: Terribles tsarines
Autoren: Henri Troyat
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grande-duchesse et le stupide entêtement du grand-duc à parier sur le triomphe de la Prusse. Clouée dans sa chambre, elle souffre de ses jambes, dont les plaies suppurent en dépit de tous les remèdes. Elle est, de plus, sujette à des hémorragies et à des crises d'hystérie, qui la laissent hébétée et sourde pendant des heures. Désormais, elle reçoit les ministres assise dans son lit et la tête coiffée d'un bonnet de dentelle. Parfois, pour s'égayer, elle convoque les mimes d'une troupe italienne qu'elle a fait venir à Saint-Pétersbourg et observe leurs grimaces en songeant avec nostalgie au temps où les bouffons la faisaient rire. Dès qu'elle se sent un peu vaillante, elle demande qu'on lui apporte ses plus belles robes, en choisit une après mûre réflexion, l'enfile au risque d'en craquer les coutures, confie sa tête au coiffeur pour qu'il lui boucle les cheveux selon la dernière mode parisienne, annonce son intention de paraître au prochain bal de la cour, puis, plantée devant une glace, s'attriste à la vue de ses rides, de ses paupières fanées, de son triple menton et de la couperose de ses joues, ordonne à ses caméristesde la déshabiller, se remet au lit et se résigne à finir sa vie dans la solitude, la lassitude et le souvenir. En accueillant les rares courtisans qui lui rendent visite, elle lit dans leurs yeux une curiosité suspecte, la froide impatience du guetteur à l'affût. Malgré leurs mines affectueuses, ils ne viennent pas ici pour la plaindre mais pour savoir si elle en a encore pour longtemps. Seul Alexis Razoumovski lui paraît sincèrement ému. Mais à quoi pense-t-il en la regardant ? A la femme amoureuse et exigeante qu'il a si souvent tenue dans ses bras ou à celle dont demain il fleurira le cercueil ?
    A cette obsession funeste, Élisabeth en ajoute bientôt une autre : la peur d'un incendie. Le vieux palais d'Hiver où la tsarine habite à Saint-Pétersbourg depuis le début de son règne est une immense bâtisse en bois, qui, à la moindre étincelle, flamberait comme une torche. Si le feu prenait dans quelque recoin de ses appartements, elle perdrait tous ses meubles, toutes ses images saintes, toutes ses robes. Sans doute n'aurait-elle pas le temps de fuir et périrait-elle elle-même dans le brasier. De tels sinistres sont fréquents dans la capitale. Il faudrait avoir le courage de déménager. Mais pour aller où ? La construction du nouveau palais qu'Élisabeth a confiée à Rastrelli a pris un retard tel qu'on ne peut espérer voir la fin des travaux avant deux ou trois ans. L'architecte italien réclame trois cent quatre-vingt mille roubles pour terminer les seuls appartements privés de Sa Majesté. Or, cet argent, elle ne l'a pas et ne sait où le prendre. L'entretiende son armée en campagne lui coûte les yeux de la tête. En outre, au mois de juin 1761, un incendie a ravagé les dépôts de chanvre et de lin, marchandises précieuses dont la vente aurait aidé à remplir les caisses de l'État.
    Pour se consoler de cette pénurie et de ce désordre typiquement russes, la tsarine s'est remise à boire de grandes quantités d'alcool. Quand elle a avalé un nombre suffisant de verres, elle s'écroule sur son lit, terrassée par un sommeil de brute. Ses caméristes veillent à son repos. Elle a de plus auprès d'elle un gardien de nuit, le spalnik, chargé de prêter l'oreille à sa respiration, d'écouter ses doléances et de calmer ses angoisses dès qu'elle reprend conscience entre deux plongées dans le noir. Sans doute confie-t-elle à ce bonhomme inculte, naïf et humble comme un animal domestique, les inquiétudes qui l'assaillent dès qu'elle ferme les yeux. A force de mijoter dans sa tête, les histoires de la famille et les subtilités de la politique forment un brouet indigeste. Remâchant de vieilles rancunes et de vaines illusions, elle espère que la mort attendra du moins qu'elle ait signé un accord définitif avec le roi de France avant de la frapper. Que Louis XV n'ait pas voulu d'elle comme fiancée quand elle n'avait que quatorze ans et que lui n'en avait que quinze, cela peut, à la rigueur, se comprendre. Mais qu'il hésite à la reconnaître aujourd'hui comme unique et fidèle alliée, alors qu'ils sont tous deux au sommet de la gloire, voilà, juge-t-elle, qui dépasse l'entendement. Ce n'est pas ce gredin de Frédéric IIqui refuserait une pareille aubaine ! Il est vrai que le roi de Prusse compte sur le grand-duc
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