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Pilote de guerre

Pilote de guerre

Titel: Pilote de guerre
Autoren: Antoine de Saint-Exupéry
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Chaque jour plus futiles. Plus sanglantes et plus futiles. Ceux qui donnent des ordres n’ont d’autres ressources, pour s’opposer à un glissement de montagne, que de jeter leurs derniers atouts sur la table.
    Dutertre et moi nous sommes des atouts et nous écoutons le commandant. Il nous développe le programme de l’après-midi. Il nous envoie survoler, à sept cents mètres d’altitude, les parcs à tanks de la région d’Arras, au retour d’un long parcours à dix mille mètres, de la voix qu’il prendrait pour nous dire :
    — Vous me suivrez alors la seconde rue à droite jusqu’au coin de la première place ; il y a là un bureau de tabac où vous m’achèterez des allumettes…
    — Bien, mon Commandant.
    Ni plus ni moins utile, la mission. Ni plus ni moins lyrique, le langage qui la signifie.
    Je me dis : « Mission sacrifiée. » Je pense… je pense beaucoup de choses. J’attendrai la nuit, si je suis vivant, pour réfléchir. Mais vivant… Quand une mission est facile, il en rentre une sur trois. Quand elle est un peu « embêtante », il est plus difficile, évidemment, de revenir. Et ici, dans le bureau du commandant, la mort ne me paraît ni auguste, ni majestueuse, ni héroïque, ni déchirante. Elle n’est qu’un signe de désordre. Un effet du désordre. Le Groupe va nous perdre, comme on perd des bagages dans le tohu-bohu des correspondances de chemins de fer.
    Et ce n’est pas que je ne pense sur la guerre, sur la mort, sur le sacrifice, sur la France, tout autre chose, mais je manque de concept directeur, de langage clair. Je pense par contradictions. Ma vérité est en morceaux, et je ne puis que les considérer l’un après l’autre. Si je suis vivant, j’attendrai la nuit pour réfléchir. La nuit bien-aimée. La nuit, la raison dort, et simplement les choses sont. Celles qui importent véritablement reprennent leur forme, survivent aux destructions des analyses du jour. L’homme renoue ses morceaux et redevient arbre calme.
    Le jour est aux scènes de ménage, mais, la nuit, celui-là qui s’est disputé retrouve l’Amour. Car l’amour est plus grand que ce vent de paroles. Et l’homme s’accoude à sa fenêtre, sous les étoiles, de nouveau responsable des enfants qui dorment, du pain à venir, du sommeil de l’épouse qui repose là, tellement fragile et délicate et passagère. L’amour, on ne le discute pas. Il est. Que vienne la nuit, pour que se montre à moi quelque évidence qui mérite l’amour ! Pour que je pense civilisation, sort de l’homme, goût de l’amitié dans mon pays. Pour que je souhaite servir quelque vérité impérieuse, bien que, peut-être, inexprimable encore…
    Pour le moment, je suis tout semblable au chrétien que la grâce a abandonné. Je jouerai mon rôle, avec Dutertre, honnêtement, cela est certain, mais comme l’on sauve des rites lorsqu’ils n’ont plus de contenu. Quand le dieu s’en est retiré. J’attendrai la nuit, si je puis vivre encore, pour m’en aller un peu à pied sur la grand-route qui traverse notre village, enveloppé dans ma solitude bien-aimée, afin d’y reconnaître pourquoi je dois mourir.

II
    Je me réveille de mon rêve. Le commandant me surprend par une proposition étrange :
    — Si ça vous ennuie trop, cette mission… si vous ne vous sentez pas en forme, je peux…
    — Voyons, mon Commandant !
    Le commandant sait bien qu’une telle proposition est absurde. Mais, quand un équipage ne rentre pas, on se souvient de la gravité des visages, à l’heure du départ. On interprète cette gravité comme le signe d’un pressentiment. On s’accuse de l’avoir négligée.
    Le scrupule du commandant me fait souvenir d’Israël. Je fumais, avant-hier, à la fenêtre de la salle des renseignements. Israël, quand je l’aperçus de ma fenêtre, marchait rapidement. Il avait le nez rouge. Un grand nez bien juif et bien rouge. J’ai été brusquement frappé par le nez rouge d’Israël.
    Cet Israël, dont je considérais le nez, j’avais pour lui une amitié profonde. C’était l’un des plus courageux camarades pilotes du Groupe. L’un des plus courageux et l’un des plus modestes. On lui avait tellement parlé de la prudence juive que, son courage, il devait le prendre pour de la prudence. Il est prudent d’être vainqueur.
    Donc, je remarquai son grand nez rouge, lequel ne brilla qu’un instant, vu la rapidité des pas qui emportaient Israël et son nez. Sans vouloir
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