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Pilote de guerre

Pilote de guerre

Titel: Pilote de guerre
Autoren: Antoine de Saint-Exupéry
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la guerre. Pieusement. Chacun s’efforce de bien jouer les règles. Il se pourra, peut-être, alors, que cette guerre veuille bien ressembler à une guerre.
    Et c’est afin qu’elle ressemble à une guerre que l’on sacrifie, sans buts précis, les équipages. Nul ne s’avoue que cette guerre ne ressemble à rien, que rien n’y a de sens, qu’aucun schéma ne s’adapte, que l’on tire gravement des fils qui ne communiquent plus avec les marionnettes. Les états-majors expédient avec conviction ces ordres qui ne parviendront nulle part. On exige de nous des renseignements qui sont impossibles à récolter. L’aviation ne peut pas assumer la charge d’expliquer la guerre aux états-majors. L’aviation, par ses observations, peut contrôler des hypothèses. Mais il n’est plus d’hypothèses. Et l’on sollicite, en fait, d’une cinquantaine d’équipages, qu’ils modèlent un visage à une guerre qui n’en a point. On s’adresse à nous comme à une tribu de cartomanciennes. Je regarde Dutertre, mon observateur-cartomancienne. Il objectait, hier, à un colonel de la division : « Et comment ferai-je, à dix mètres du sol, et à cinq cent trente kilomètres-heure, pour vous repérer les positions ? – Voyons, vous verrez bien où l’on vous tirera dessus ! Si l’on vous tire dessus, les positions sont allemandes. »
    — J’ai bien rigolé, concluait Dutertre, après la discussion.
    Car les soldats français n’ont jamais vu d’avions français. Il en est mille, disséminés de Dunkerque à l’Alsace. Mieux vaudrait dire qu’ils sont dilués dans l’infini. Aussi, quand, sur le front, un appareil passe en rafale, à coup sûr il est allemand. Autant s’efforcer de le descendre avant qu’il ait lâché ses bombes. Son seul grondement déclenche déjà les mitrailleuses et les canons à tir rapide.
    — Avec une telle méthode, ajoutait Dutertre, ils seront précieux leurs renseignements !…
    Et l’on en tiendra compte parce que, dans un schéma de guerre, on doit tenir compte des renseignements !…
    Oui, mais la guerre aussi est détraquée.
    Heureusement – nous le savons bien – on ne tiendra aucun compte de nos renseignements. Nous ne pourrons pas les transmettre. Les routes seront embouteillées. Les téléphones seront en panne. L’état-major aura déménagé d’urgence. Les renseignements importants sur la position de l’ennemi, c’est l’ennemi lui-même qui les fournira. Nous discutions, il y a quelques jours, près de Laon, sur la position éventuelle des lignes. Nous envoyons un lieutenant en liaison chez le général. À mi-chemin entre notre base et le général, la voiture du lieutenant se heurte en travers de la route à un rouleau compresseur, derrière lequel s’abritent deux voitures blindées. Le lieutenant fait demi-tour. Mais une rafale de mitrailleuse le tue net et blesse le chauffeur. Les blindées sont allemandes.
    Au fond, l’état-major ressemble à un joueur de bridge que l’on interrogerait d’une pièce voisine :
    — Que dois-je faire de ma dame de pique ?
    L’isolé hausserait les épaules. N’ayant rien vu du jeu, que répondrait-il ?
    Mais un état-major n’a pas le droit de hausser les épaules. S’il contrôle encore quelques éléments, il doit les faire agir pour les garder en main, et pour tenter toutes les chances, tant que dure la guerre. Bien qu’en aveugle, il doit agir, et faire agir.
    Mais il est difficile d’attribuer un rôle, au hasard, à une dame de pique. Nous avons déjà constaté, avec surprise d’abord, puis comme une évidence que nous aurions pu prévoir, ensuite, que, lorsque l’éboulement commence, le travail manque. On croit le vaincu submergé par un torrent de problèmes, usant jusqu’à la corde, pour les résoudre, son infanterie, son artillerie, ses tanks, ses avions… Mais la défaite escamote d’abord les problèmes. On ne connaît plus rien du jeu. On ne sait à quoi employer les avions, les tanks, la dame de pique…
    On la jette au hasard sur la table, après s’être creusé la tête pour lui découvrir un rôle efficace. Le malaise règne, et non la fièvre. La victoire seule s’enveloppe de fièvre. La victoire organise, la victoire bâtit. Et chacun s’essouffle à porter ses pierres.
    Mais la défaite fait tremper les hommes dans une atmosphère d’incohérence, d’ennui, et, par-dessus tout, de futilité.
    Car d’abord elles sont futiles, les missions exigées de nous.
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