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L'ombre du vent

L'ombre du vent

Titel: L'ombre du vent
Autoren: Carlos Ruiz Zafón
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très clair.
    Le
scepticisme historiciste de mon père ne m'atteignait pas. Je gobais la légende
les yeux fermés, même si je ne voyais pas d'un mauvais œil que M. Federico
fabrique un succédané. J'avais encore du temps devant moi pour me hisser à la
hauteur de Victor Hugo. Pour ma consolation, et comme l'avait prédit mon père,
le stylo Montblanc resta des années dans sa vitrine que nous allions contempler
religieusement tous les samedis matin.
    – Il est
toujours là, disais-je, émerveillé.
    – Il
t'attend, disait mon père. Il sait qu'un jour il sera à toi et que tu écriras
un chef-d'œuvre avec.
     
    – Je veux
écrire une lettre. A maman. Pour qu'elle ne se sente pas seule.
    Mon père
m'observa, impassible.
    – Ta mère
n'est pas seule, Daniel. Elle est avec Dieu. Et avec nous, même si nous ne
pouvons la voir.
    – Et Dieu,
pourquoi veut-il l'avoir avec lui ?
    – Je ne
sais pas. Si un jour nous le rencontrons, nous lui poserons la question.
    Avec le
temps, j'abandonnai l'idée de la lettre et décidai que, tout compte fait, il
serait plus pratique de commencer par le chef-d'œuvre. A défaut de stylo, mon
père me prêta un crayon Staedtler numéro deux avec lequel je griffonnais dans
un cahier. Mon histoire, comme par hasard, tournait autour d'un stylo
prodigieux qui ressemblait à s'y méprendre à celui du magasin, et qui, de plus,
était ensorcelé. Plus concrètement, le stylo était possédé par l'âme torturée
d'un romancier qui avait été son propriétaire avant de mourir de faim et de
froid. Tombé entre les mains d'un débutant, le stylo se mettait à coucher sur
le papier la dernière œuvre de l'auteur, celle qu'il n'avait pu terminer quand
il était en vie. Je ne sais où j'avais pris cette idée ni d'où elle m'était
venue, mais ce qui est sûr, c'est que, par la suite, je n'en ai jamais eu de
pareille. Mes tentatives pour la mettre par écrit, cependant, se révélèrent
désastreuses. Une anémie de l'inventivité affectait ma syntaxe, et mes envols
métaphoriques me rappelaient les réclames de bains effervescents pour les pieds
que j'avais l'habitude de lire dans le tramway. J'en accusais le crayon, et
regrettais amèrement le stylo qui eût fait de moi un maître. Mon père suivait
mes progrès chaotiques avec un mélange de fierté et d'inquiétude.
    – Comment
va ton histoire, Daniel ?
    – Je ne
sais pas. Je suppose que tout serait différent si j'avais le stylo.
    Selon mon
père, c'était le raisonnement d'un littérateur néophyte.
    – Continue
d'y travailler, et dès que tu auras terminé ta première œuvre, je te
l'achèterai.
    – Tu me le
promets ?
    Il
répondait toujours par un sourire. Heureusement pour lui, mes aspirations
littéraires s'évanouirent vite et furent reléguées sur le terrain oratoire. La
découverte au marché de Los Encantes de jouets mécaniques et de toutes sortes
de machines en fer-blanc à des prix plus compatibles avec notre budget familial
y contribua fortement. La ferveur enfantine est une maîtresse infidèle et
capricieuse, et bientôt je n'eus plus d'yeux que pour les meccanos et les
bateaux à ressort. Je cessai de demander à mon père de m'emmener voir le stylo
de Victor Hugo, et lui n'en parla plus. Ce monde-là semblait avoir disparu de
mes pensées, mais aujourd'hui encore je conserve de mon père cette image que
j'ai eue de lui : un homme trop maigre dans un vieux costume trop large,
avec un chapeau acheté d'occasion sept pesetas rue Condal, un homme qui ne
pouvait se permettre de donner à son fils un stylo merveilleux, inutile, mais qui
semblait tout signifier. Ce soir-là, quand je rentrai de l'Ateneo, je le
trouvai qui m'attendait dans la salle à manger, avec ce visage où se lisaient à
la fois la défaite et l'espoir.
    – Je
pensais que tu t'étais perdu, dit-il. Tomás Aguilar a appelé. Il a dit que vous
aviez rendez-vous. Tu as oublié ?
    – Barceló
est bavard comme une pie, dis-je en confirmant. Je ne savais plus comment m'en
débarrasser.
    – C'est un
brave homme, mais un peu assommant. Tu dois avoir faim. Merceditas nous a
descendu de la soupe qu'elle avait faite pour sa mère. Cette fille a un coeur
d'or.
    Nous nous
mîmes à table pour déguster l'aumône de Merceditas, la fille de la voisine du
troisième, que tout le monde considérait comme un modèle de vertu mais que
j'avais vue plus d'une fois en train d'asphyxier de baisers un marin aux mains
fureteuses qui l'accompagnait certains jours
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