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L'expédition

L'expédition

Titel: L'expédition
Autoren: Henri Gougaud
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rauque.
    Beatrice aussitôt ôta le bâton de la main de Jeanne, le brandit hargneusement sur l’échine de la vieille femme et se prit à gronder :
    — Maudite toi-même, grand-mère. Mords ta langue, tu vas attirer les mauvais oiseaux. Qu’ils te crèvent les yeux si tu les réveilles !
    — Voyez-moi la greluche qui veut me bastonner ! glapit Mersende.
    Elle empoigna le gourdin qui la menaçait, le jeta au loin, et agitant l’index sous le nez de l’effrontée :
    — Nous autres, vieilles gens, le malheur nous connaît, sur nos cuirs durs il glisse, comme la pluie sur l’aile des canards. Mais les chairs fraîches, foutriquette, il aime bien les mordre. Crains plutôt de mal faire avec ton écuyer.
    — Seigneur Jésus, enfoncez-vous les doigts dans les oreilles, gémit la jeune fille.
    Jeanne haussa les épaules, l’œil moqueur, demanda :
    — Que crains-tu ? Qu’un grand diable cornu nous casse la montagne ?
    — J’ai peur de tout ce qui n’est pas d’ici, répondit Béatrice.
    Elle resta un moment la mine renfrognée à regarder au loin, puis tout à coup volubile, tandis que Mersende s’accroupissait dans un buisson voisin en quête d’herbes à tisanes :
    — Sais-tu ce que j’aimerais ? Qu’on dresse un mur infranchissable à chaque entrée de la vallée, un mur d’arbres et de rochers entassés si haut que seuls les aigles pourraient en atteindre la cime. J’aimerais que personne ne puisse plus venir à nous, sauf quelques bons amis, par des chemins secrets. J’aimerais qu’on nous laisse tranquilles, pour toujours. Nous avons ici assez d’eau, de bois, de fruits, d’avoine, de gibier, nous avons nos sages, nos seigneurs, nos ménages, nos amours. J’aimerais que le monde perde jusqu’à notre souvenir, que Montségur devienne pour ceux de la plaine une cité inexistante, comme une île de ciel au sommet de la terre.
    Mersende déploya son vieux corps, estima qu’elle était pour ce jour rassasiée de balivernes, reprit son fardeau et s’éloigna sur la montée. Jeanne se dressa pour la suivre. Béatrice la regarda, soucieuse, espérante. Sa compagne lui sourit à peine et à regret lui répondit :
    — Je n’ai pas tes envies. Moi j’ai des souvenirs, loin d’ici, à Vendines.
    Elle souleva sa corbeille de linge, la posa sur sa coiffe et la tenant d’un poing, droite et lente comme une reine couronnée, elle s’en fut.
     
    Les paroles de Béatrice avaient pourtant ouvert une brèche douloureuse dans son esprit. Elle n’en voulut rien montrer, fut-ce aux buissons, aux rocs, aux arbres, à l’air du jour. Cheminant parmi eux sur le sentier montant elle fit effort pour ne point perdre un pouce de sa taille, soudain envahie tête et cœur par la figure de Jean le Blanc, son grand-père au nom d’aigle, son seul parent, sa peine sourde depuis qu’elle avait dû le quitter. Il lui avait appris son métier de tisserande, tout un an, devant les feux du soir. Doigts agiles, regards bleus, cliquetis de l’ouvrage, hautes flammes dans l’âtre, homme large et fille petite, épaule contre épaule : « quels bonheurs j’ai connus », se dit-elle, et lui vinrent encore entre brumes de l’âme et lumière feuillue les marchés du lundi, les arbres de la place, le jeune homme aux grandes oreilles que son innocence véhémente intimidait quand ils allaient ensemble aux jeux des fêtes.
    Un soir de fin d’automne par grand vent dans le dos elle avait dû fuir tout cela pour échapper aux juges inquisiteurs de Toulouse, après que des moines l’eurent vue, au bord d’une vigne, offrir des pommes acides à des hérétiques avérés. Elle n’avait pas compris qu’ils l’étaient, ils lui avaient dissimulé les croix d’infamie cousues sur leurs guenilles. Elle l’avait dit, les joues en larmes, au curé Mathieu Barbe, qui sans vouloir l’entendre avait inscrit son nom, la langue au coin des lèvres et la plume crissante, sur le registre des fautes impardonnables. La nuit même au seuil de la maison l’aïeul lui avait dit adieu, tandis qu’un lourd chariot s’ébranlait dans la ruelle. Elle s’était brusquement arrachée à son embrassement, et la bourrasque l’avait emportée avec le couple de marchands de grains qui conduisait l’attelage.
    Par longs détours villageois et nuits courtes dans la paille des granges ils l’avaient conduite jusqu’en terre d’Ariège. Un jour de février, comme ils cheminaient le long d’un ruisseau bondissant en
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