L'Eté de 1939 avant l'orage

jolie rousse retourna s’enfermer dans son bureau du Théâtre Outremont.

    Le Théâtre Outremont, dans les faits un cinéma imposant, se trouvait tout juste trois cents pieds plus loin, dans la rue Bernard. Renaud marcha avec sa femme jusqu’aux élégantes portes vitrées donnant accès à la grande bâtisse, lui fit la bise puis poursuivit sa route vers l’école de sa fille.
    Les grandes portes du cinéma s’ouvraient sur un escalier majestueux. Celui-ci conduisait à la mezzanine, divisée en deux sections, de part et d’autre de la cabine de projection.
    Ã€ droite de celle-ci, une porte menait à deux pièces en enfilade. Une rangée de petites fenêtres carrées leur procurait beaucoup d’allure. Dans la première, derrière un bureau très élégant, de style art déco, trônait un homme très grand, obèse, mais portant bien ses cent kilos: Émile Chiasson. Dès que la jeune femme passa la porte, il se leva précipitamment en demandant, inquiet:
    â€” Vous arrivez tard. Rien de grave, j’espère. Cette visite soudaine chez le médecin…
    â€” Vous êtes mon ange gardien!
    D’employé, cet homme était devenu un ami précieux et fidèle. Mieux valait s’asseoir sur la chaise en face de lui et prendre le temps de le rassurer:
    â€” Ne vous inquiétez pas, continua-t-elle en se forçant à rire. Tout indique que je me porte très bien. Aucun motif médical ne m’empêche de donner naissance à un autre enfant.
    â€” C’est vraiment dommage. Je m’imaginais déjà jouer à la gardienne d’enfants pendant que vous vous occuperiez de la programmation du cinéma…
    Quoique cette offre ne dût pas être prise au pied de la lettre, le visage du gros homme trahissait toute sa sympathie.
    Néanmoins, mieux valait changer de sujet plutôt que de provoquer une cascade de larmes.
    â€” Ce médecin, Davidowicz, il est bien? Je devrais en consulter un, et celui-là se trouve si près de la maison.
    â€” Très bien, je crois. Je vais sans doute continuer de le voir.
    â€” Curieux tout de même pour un député de recevoir ainsi des patients!
    Arden Davidowicz, membre du Parti libéral, représentait la circonscription de Montréal-Champlain au Parlement fédéral.
    â€” En fait, c’est assez commun. Les carrières des parlementaires peuvent prendre fin tous les quatre ans. Puis le salaire n’est pas très élevé et la tâche, pas si lourde.
    Pour signifier son désaccord, l’assistant-gérant du Théâtre Outremont laissa échapper un sifflement. Ce salaire de député, il l’aurait volontiers échangé contre le sien, même s’il se savait très bien traité par sa patronne. Celle-ci enchaîna:
    â€” Ils le font presque tous. Les avocats continuent de travailler pour leur étude, les médecins de recevoir des patients. La session ne dure pas si longtemps, de toute façon.
    Après une pause, Chiasson demanda encore:
    â€” Même sans grossesse, vous irez tout de même passer du temps dans les Laurentides? Cela vous ferait le plus grand bien, des semaines de bon air. Puis, si vous êtes bien reposée, peut-être que la cigogne…
    Il s’arrêta, inquiet d’avoir poussé un peu loin la relation entre employeur et employé, même si la leur n’avait rien d’habituel.
    â€” Et laisser la boutique pendant tout ce temps?
    â€” Vous voyez, un peu plus de trois heures sans vous aujourd’hui, et le cinéma est toujours là. Avec de la chance, la maison tiendrait bien pendant les fins de semaine et les grandes vacances d’été.
    â€” Ne vous moquez pas, rétorqua-t-elle en riant. Les fins de semaine et les grandes vacances, cela doit représenter plus de la moitié de notre chiffre d’affaires annuel.
    â€” Mais c’était votre idée, un été à Sainte-Agathe.
    â€” Oui, oui, je l’admets. Je deviens obsessive, sans doute. Cela ferait un bien immense à Renaud. Certains jours, il tousse tellement. Je m’inquiète. La tuberculose…
    â€” J’arriverai à me débrouiller tout seul.
    â€” Je le sais bien. Mais j’aime à me croire indispensable.
    Une courte pause suivit ce dernier échange. Comme toutes les fois où tous les deux