L'Eté de 1939 avant l'orage

Ils avaient cherché quelqu’un pour préparer les repas et entretenir la maison. Un accouchement très difficile avait laissé la jeune femme alitée pendant des semaines, le temps pour que cette Italienne totalement esseulée à Montréal et une Rimouskoise ayant rompu toutes ses attaches familiales s’adoptent. Nadja avait mis des années avant de se rendre compte que Julietta ne parlait pas la même langue que sa mère. À douze ans, elle pouvait encore s’exprimer un peu dans un italien marqué du plus pur accent napolitain.
    â€” Je vous prépare du thé?
    â€” Un thé glacé me conviendrait très bien. Je vais le chercher moi-même, je vous ai donné congé tout à l’heure. Pourquoi ne pas sortir et profiter du beau temps?
    â€” Bof! Cela m’occupera.
    Cette femme partageait sa vie entre sa famille d’adoption et l’église. Sans aucune parenté à Montréal, elle n’avait pas essayé de s’en créer une. Renaud soupçonnait une sombre histoire ayant marqué sa jeunesse, au point qu’elle avait troqué tout désir d’une relation amoureuse contre une vie douillette au service d’une maisonnée un peu excentrique qui la traitait moins comme une domestique que comme une parente éloignée.
    Quelques minutes plus tard, un verre de thé aromatisé de citron à portée de la main, le professeur de droit fixait une photo dans un petit cadre. La pièce où il travaillait donnait sur la rue. La fenêtre grande ouverte laissait passer la brise fraîche, chassant l’odeur des mois d’hiver. Tout le mur à la droite de son bureau était couvert d’étagères remplies de livres, de nombreux traités de droit bien sûr, mais aussi une multitude de romans. Du côté gauche, des vitrines permettaient d’exposer les bibelots amassés au cours des vingt-cinq dernières années. La plupart lui rappelaient un voyage.
    Quelques bronzes récents, le plus souvent des personnages féminins, complétaient l’ensemble. Sur une partie toujours libre de ce mur se trouvaient quelques photographies de lui et Virginie, et surtout une série de douze clichés de taille modeste, placés sur une seule ligne, représentant la même personne, pris rigoureusement à la même date chaque année.
    La première de ces photos montrait Nadja le jour de sa naissance, emmaillotée, le visage fripé. Sa fierté paternelle l’amenait à prendre ces clichés, à les développer et à les agrandir lui-même à chacun des anniversaires de la fillette…et à de nombreuses autres occasions pendant l’année.
    Quand la vedette de ses efforts photographiques vint le rejoindre, un verre de lait dans une main, deux biscuits dans l’autre, il plantait un petit clou juste dessous le premier cadre de la rangée de portraits, pour accrocher le treizième d’entre eux. Ce cliché avait été pris une semaine plus tôt, lors de son douzième anniversaire.
    â€” Tu trouves que j’embellis?
    â€” À chaque âge de la vie, tu demeures la plus belle.
    Il avait dit cela en lui adressant un gros clin d’œil.
    â€” Ne te moque pas de moi.
    â€” Ta coquetterie te perdra. Je pensais que tu voulais devenir religieuse.
    Nadja lui tira la langue en guise de réponse, alla se réfugier sur l’un des deux fauteuils recouverts de cuir placés près de la fenêtre. Georges Minou – la trouvaille de son père pour qu’elle cesse de l’appeler Georges Daigle – sauta sur ses genoux en ronronnant, ce qui lui valut une abondance de caresses. L’avocat vint prendre place sur l’autre siège, en convenant qu’elle était bien jolie, surtout avec sa nouvelle robe aux couleurs printanières. Heureusement, la phase mystique de la fillette s’était achevée quelques mois plus tôt.
    Elle ne parlait plus de vocation religieuse, mais évoquait toujours le soin des malades.
    â€” Avant de partir, il faudra que tu prennes quelque chose pour te couvrir les épaules. Dès que le soleil descendra un peu, tu auras froid.
    Des recommandations paternelles, ils passèrent au récit de la journée de l’écolière. Dans quelques semaines, elle terminerait ses études primaires. Pour une large majorité de Canadiens français, cela