Les proies de l'officier
Qui était au courant de mes critiques sur la politique de l’Empereur après Eylau ? Seulement Saber et toi ! Et Saber a trop le sens de l’honneur.
— Mais moi aussi j’ai le...
— N’emploie pas des mots dont tu ne connais pas la signification.
Lefine se releva, imité par Margont dont les gestes nerveux et saccadés demeuraient intimidants.
— On m’y a obligé, mon capitaine. C’était l’année dernière. Un adjudant m’a convoqué. Il m’a dit qu’il avait des ordres qui venaient de très haut. Il voulait tout savoir sur vous ! Soi-disant que c’était en vue d’une promotion. Il m’a menacé. Il m’a dit que si je n’obéissais pas, je serais muté dans les colonies, à l’autre bout du monde. Et puis aussi, que je serais dégradé pour...
Margont secoua la tête.
— Non, non, non. Tu es malin comme un singe et dans les foires, les singes, on ne les dresse pas en agitant un bâton, mais en leur jetant des cacahuètes.
— On m’a aussi un peu payé, concéda Lefine.
— Tu n’étais pas obligé de dire tout ce que tu savais, traître ! Ça m’apprendra à trop parler. Et garde tes airs pitoyables pour les grenadiers de la Garde royale, les Italiens adorent la commedia dell’arte. Je devrais te faire muter dans la Marine.
Lefine pâlit. La mer lui inspirait une terreur panique qu’il avait toujours refusé d’expliquer, comme s’il avait réellement cru à l’existence de ces monstres marins tarabiscotés qui décoraient les océans des cartes et les fontaines publiques.
— Mais si, il en serait capable..., murmura-t-il.
— Ce n’est pas parce que tu m’as sauvé la vie que ça te donne le droit de la vendre. Maintenant, répète-moi exactement ce que tu as dit à cet adjudant de malheur.
— Ben, un peu tout ce que je savais...
Margont atténua sa rage en se disant qu’une telle réponse était inévitable.
— Il était stupide, cet adjudant, mon capitaine : plus je lui en disais et plus il me payait. Alors, forcément, j’ai tout raconté.
— Forcément.
— Et quand j’ai eu fini de relater tout ce que je savais, j’ai continué en inventant. Or mon imagination est intarissable. C’était pas comme la bourse de cet adjudant qui a fini par se lasser. Y a deux choses sur trois que j’ai construites de toutes pièces : vous adorez les chevaux, vous rêvez d’avoir un jour votre propre élevage, vous êtes amoureux de la jolie fille d’un notaire montpelliérain qui ne veut pas de vous pour gendre tant que vous ne serez pas colonel, vous avez un oncle éloigné qui vit en Louisiane, vous avez évoqué l’idée d’aller refaire votre vie au Nouveau Monde...
Margont sourit intérieurement. Le dossier monté par Triaire était si encombré de niaiseries qu’il devait être impossible de trier le bon grain de l’ivraie. Il se sentait moins bafoué.
— Une chose m’intrigue, Fernand. Tu en as dit tellement que tu savais que je te démasquerais un jour, mais cela ne t’a pas inquiété. Pourquoi ?
Lefine avait repris son aplomb.
— C’est vrai que j’avais un peu sous-estimé votre colère. Mais surtout, je sais me rendre indispensable. Et quand quelqu’un est indispensable, que peut-il lui arriver ?
La réponse était aussi insolente que juste. Elle ramena Margont à son enquête. Et si l’assassin était un officier indispensable ? Cela faisait vingt fois que cette question lui revenait en tête. Il posa sa main sur l’épaule de Lefine.
— Puisque tu as vendu mes confidences, je vais te rendre la monnaie de ta pièce. Et avec les intérêts s’il vous plaît. Le prince Eugène m’a placé dans une situation particulièrement pénible. Eh bien je vais tout te raconter. Comme ça, tu m’aideras dans mon enquête et je me sentirai moins seul en enfer.
5.
Lefine devinait qu’ébruiter cette affaire lui attirerait les pires ennuis ; or il possédait un talent pour peser le pour et le contre. Comme il était doté d’un naturel pragmatique, ses premières paroles après le discours de Margont furent :
— Et maintenant, on fait quoi ?
Margont choisit un recueil de poèmes et le glissa dans une poche.
— Rassure-toi, je n’ai pas le culot de prendre un livre pour mes veillées. L’homme que nous recherchons est parvenu à séduire cette femme en une seule journée. Pourtant, nous savons que la victime n’était pas du genre à s’amouracher du premier venu. Qu’a-t-il bien pu lui dire pour
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