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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison
Autoren: Victor Serge
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montons de longs escaliers en colimaçon. Je me
suis rendu compte que nous sommes dans l’une des tours moyenâgeuses de la
Conciergerie. Nous : un bizarre cortège qui vient de se former dans la
grisaille d’un corridor. J’ai entrevu une dizaine de visages effarés. Sur tous
ces hommes les vêtements flottent, fripés et débraillés. Menottes aux poignets.
Nous montons pesamment avec les gardes qui nous précèdent, nous séparent et
nous suivent. Les degrés sont étroits. Des pieds maladroits battent aux marches.
Un « nom de Dieu » étouffé. Je ne suis conduit que par un agent en civil,
vague personnage blond qui semble ne m’avoir pas même aperçu. On donnait
autrefois la question dans les caves de cette même tour. Aujourd’hui, on
bertillonne en haut. C’est l’escalier du progrès.
    Une sorte d’antichambre assez claire, meublée de bancs
divisés en compartiments. Dans chaque casier s’assied un homme. Immobilité, silence,
regards. Variété des regards : hébétés, curieux, anxieux, rageurs. L’hébétude
domine. Les casiers se vident et se remplissent de cinq en cinq minutes. Après
les heures de cellule, l’étroitesse de l’escalier, la grisaille des couloirs, des
faces et des heures, les salles spacieuses et claires des services de l’anthropométrie,
meublées d’appareils en bois, déconcertent un peu. Des employés attentifs, mais
d’une parfaite indifférence professionnelle, procèdent aux mensurations du
crâne, du pied, de la main, de l’avant-bras ; notent les cicatrices et les
menues taches du corps humain ; scrutent et enregistrent la nuance des
yeux, les plis de l’oreille, la forme du nez, la coupe des lèvres ; prennent
doucement les empreintes digitales. J’observe ces hommes-machines qui sont des
hommes libres occupés à dresser mon signalement scientifique de prisonnier. Ils
ne m’observent nullement. Ils m’ignorent. Pour celui-ci qui m’étale, en trois
mouvements économes et prestes, l’avant-bras sur une sorte de toise courte, je
n’existe pas. Il n’y a devant lui qu’un avant-bras, de tant de centimètres de
long, portant telle particularité. Deux chiffres, un signe algébrique à
inscrire sur une fiche à sa place invariable. Chaque jour cet homme inscrit
plusieurs centaines de fois ce chiffre. Il n’a ni le loisir ni l’envie de voir
les visages. Mais sans doute, le soir, est-il content de contempler dans le Petit
Parisien le portrait de l’assassin de Ménilmontant.
    Après ces manipulations silencieuses, le mensuré échoue
devant l’objectif du photographe. Les mêmes mains indifférentes lui relèvent le
menton, lui appuyent l’occiput sur un support métallique, lui accrochent sur la
poitrine une plaque portant un numéro. Une lumière violente l’effare et l’opérateur
appuie sur le déclic. Photographie d’épaves. Elles n’ont que deux ou trois
variantes d’une expression : passivité animale, désarroi, humiliation, le
tout mitigé selon les cas de colère, de désespoir, de défiance, d’un mutisme
sournois. Des hommes expérimentés m’ont raconté comment on lutte avec l’objectif
et comment on le trompe. Il en est qui ferment obstinément les yeux, grimacent,
crispent leurs traits. On en vient à bout : pas par la douceur… Les habiles
savent déformer à l’avance leurs traits, se composer une expression anormale, la
garder naturelle et tranquille, tout le temps qu’il faut. La raideur de la pose,
la fixité du regard, le débraillé des vêtements s’y ajoutent ; l’image qu’ils
laissent sur la plaque diffère assez de leur physionomie normale pour qu’un œil
non exercé ne puisse pas, plus tard, les reconnaître.
    Une salle vaste, haute, froide, grise, à laquelle les
arceaux du plafond donneraient un aspect monacal, sans ces couloirs carrelés, ces
lourdes portes à verrous, ces grilles, ces guichets, le va-et-vient lamentable,
en silence – dans un silence coupé d’appels ou d’indications brutales où
traînent les confidences de voix apeurées. Nous sommes là quelques hommes, dont
les chaussures sans lacets, ouvertes, embarrassent les pas. Nous sommes échoués
sur un large banc de chêne poli par d’innombrables contacts quotidiens comme
tout ici est poli, presque noir du frottement des chairs, des étoffes et des
crasses ; de la fenêtre au-dessus de nous tombe un pauvre jour gris et
nous sommes dans l’ombre comme des cloportes sous une pierre. Chacun pense à
son drame. Chacun
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