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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison
Autoren: Victor Serge
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matin même, chez moi, au cours
d’une perquisition. Je compris mais ne fus point alarmé. Car la prison est
aussi en nous. J’avais compté, avec ce risque professionnel, prévu de peu de
gravité. À la Préfecture de Police un gros brigadier de la Sûreté, brutal de
geste et de parole, me dit tranquillement :
    – Je vous tiens. Vous allez faire six mois au moins de
prévention. Dénoncez ou je vous arrête.
    Je regardais par-dessus son épaule, dans la fenêtre, des
maçons travailler sur un échafaudage. Je pensai : « C’est peut-être
une des dernières choses de la vie que tu vois » sans y croire, sans être
effrayé. Ce n’était pas encore la minute. Je répondis avec un haussement d’épaules :
    – Arrêtez-moi.
    Et je restai dans cette pièce spacieuse, meublée de tables
et de casiers, ornée de tableaux anthropométriques – « les formes du nez, les
formes de l’oreille, comment lire et dresser un signalement » – tranquillement
occupé, pendant plusieurs heures à lire d’un bout à l’autre, annonces y compris,
quelques journaux. – Le soir on me fit entrer dans le cabinet très confortable
du sous-chef de la Sûreté. Deux fauteuils de cuir devant un large bureau, l’éclairage
doux d’une lampe de travail. Dans la pénombre en face de moi le visage allongé,
régulier et fin de ce policier courtois que j’avais piloté moi-même dans la
matinée, de notre rédaction à l’imprimerie. Il avait eu alors cette courtoisie
intelligente des bons limiers qui savent qu’il faut tromper et séduire un peu l’adversaire.
Il m’avait dit :
    – Je vous comprends. Je connais très bien vos idées. J’ai
moi-même, autrefois, suivi les réunions où parlait F., un bien grand orateur, un
bien grand orateur… Mais vous êtes trop en avant, vous ne pouvez pas être
nombreux…
    Puis d’un coup d’œil froid, comme négligent, mais rapace, il
avait inspecté les visages, les papiers, les choses – et fait arrêter à peu
près tout le monde.
    Cette fois encore il fut très poli, triste et paraissant
désolé d’avoir à exercer son métier. Ce fut de nouveau, insinuante puis
persuasive, l’invite à la délation. « Nous savons tout ; vous ne
pourrez nous apprendre que des détails complémentaires ; nul d’entre vos
camarades n’en saura rien ; vous vous éviterez des mois sinon des années
de prison ; vous n’avez pas d’obligations morales envers des misérables
avec qui vous n’avez rien de commun… Voyons ! »
    C’est pendant qu’il me parlait que la minute vint. Je ne
voyais dans la pénombre de la pièce que l’ovale mat et pâle de ce visage en
face de moi. J’eus dans la gorge une sensation d’étranglement. Comme, dit-on, les
noyés, je vis se succéder avec une instantanéité prodigieuse, sur l’écran
intérieur, des images décousues : coin de rues, un wagon du métro, l’échafaudage
entrevu tout à l’heure. Les choses s’évanouissaient. Je respirai longuement et
fis un grand effort pour répondre de ma voix normale :
    – Faites-moi écrouer. Mais j’ai grand appétit. Je vous
serai très reconnaissant de me faire servir à souper.
    Il était tard, c’était malaisé. Mais du moment que nous
parlâmes de cela, je me sentis calmé, autre, étrangement libre et maître
de moi-même. La minute était passée. J’avais franchi la limite invisible. Je n’étais
plus un homme, mais un homme dans la prison. Un détenu.
    J’allais vivre en prison mil huit cent vingt-cinq jours. Cinq
ans.
    Quelques mois plus tard, ce policier, au cours d’une
perquisition chez un commerçant anarchiste, arrivait, au bout d’un appartement
vide, à une pièce obscure, les volets hermétiquement clos. Brave, ne croyant
pas d’ailleurs au danger immédiat, il entrait ; et c’était, à la même
seconde, le corps à corps frénétique avec celui qu’il traquait, anarchiste, bandit
et désespéré. Plusieurs balles tirées à bout portant, dans l’entrelacement
acharné de deux corps gigotant sur le plancher, mettaient fin à sa carrière.
    Une autre fois, ce fut, dans une cité dorée de la
Méditerranée, un jour d’éclatant soleil, de chaleur lourde et d’émeute. Nous
vivions depuis des semaines dans une attente de bataille. Le soir, des foules
nerveuses déferlaient en vagues douces et sombres au pied du roc de la
citadelle. Dans les rues, des patrouilles de camarades en vêtements de travail
croisaient en silence les patrouilles de
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