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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison
Autoren: Victor Serge
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observe le morne mouvement de cette salle avec une curiosité
lasse. Chacun chuchote à son voisin la confidence, l’interrogation, le conseil,
la plainte. Nous sommes quatre : un vieil homme d’une cinquantaine d’années,
à belle prestance d’officier de casino – roumain ou grec – à belles moustaches
noires, à cheveux pommadés. Il se drape dans un pardessus chic de la meilleure
coupe. L’insomnie a bouffi ses gros yeux noirs qui ne disent rien. De n’avoir
plus ni col ni cravate sous son menton bleuâtre le fait ressembler tout de
suite aux rastaquouères dont les journaux publient les photos d’anthropométrie
à l’occasion des grandes escroqueries. Il tient d’un geste poli son melon sur
ses genoux. J’observe ses mains noueuses et velues, aux ongles soignés qu’une
seule nuit de violon a suffi à encrasser. Un pauvre hère râpé, affalé dans son
coin, veule et blême, si démoli qu’on le croirait malade. Sa moustache, conquérante
avant-hier, tombe, mordillée, effilochée par des mains anxieuses ; les
restes d’une élégance de faubourg s’effacent de sa silhouette de naufragé. Un
voyou de vingt ans, casquette et prognathisme de Bourbon d’Espagne ; le
quatrième, c’est moi.
    Le voyou nous a dit :
    – Moi, je suis fichu, ah ! nom de Dieu de nom de
Dieu de nom de Dieu…
    Il dévide tout bas sa monotone litanie de jurements. Je sais
déjà de lui tout ce qu’il faut savoir : qu’il a vingt et un ans et sept
condamnations (« des bricoles ! mais nom de Dieu de… ça me fait bon
pour la relègue… »). Alors, cette fois, encore qu’il soit tombé pour pas
grand chose, ce sera au moins un an et un jour et la relégation : en d’autres
termes, les travaux forcés à perpétuité [4] .
De ses poches retournées, il râcle attentivement des miettes de tabac, pour les
sucer.
    – Penses-tu ! ça fait deux jours sans une… ah, merde !
    Nous sommes quatre ; d’autres pareils à nous, quarante
ou quatre cents, défilent en ce moment par les corridors, les salles, les
bureaux de cet édifice. La prison-machine charrie ses épaves de compartiment en
compartiment. Nous assistons au défilé des prostituées, ramassées la nuit par
les agents des mœurs. Enfermés d’hier, nous ne savons pas encore ce qu’il peut
y avoir de prodigieux dans la plus banale silhouette féminine. Au passage
grotesque de ce troupeau disparate, les hommes rient d’habitude. Toutes les
passantes de la rue semblent là, tous les types, tous les âges. Une grosse dame
affairée s’indigne : ce n’est vraiment pas son tour, on la ramasse trop
souvent, on lui en veut. Des radeuses à chignon solide passent, indifférentes, les
mains dans les poches du tablier. Il en est qui rigolent. Passent aussi des
jeunes femmes d’allure modeste, confuses, fripées, étouffant des hoquets de
pleurs. Une gentille ouvrière, une dactylo en imperméable, une rôdeuse des
Halles, écumante de rage, tenue au poignet par un garde municipal. C’est un
flot, – le flot de chaque nuit, de chaque matin à pareille heure – plusieurs
centaines. Une odeur de mauvais parfums et de linge sale finit par épaissir l’air.
J’observe une femme bien vêtue qui tient attentivement entre ses deux mains son
beau chapeau à plumes, recouvert d’une chemisette. Elle a une poitrine
abondante, elle accomplit avec décision une formalité nécessaire. C’est ça la
vie, hein ! Une fois par quinzaine au moins, il faut passer par là : le
métier veut ça.
    En réalité, les agents doivent « faire leur service »,
c’est-à-dire empoigner chaque nuit un certain nombre de filles ; ils
prennent, cela est humain, de préférence celles dont les têtes ne leur
reviennent pas ou qui manquent de complaisance. Ils traquent aussi l’irrégulière ;
car chaque inscription nouvelle soumet une créature à leur loi de mâles
investis, sur le trottoir des carrefours louches, d’une autorité absolue.
    Les formalités se succèdent. Que de formulaires imprimés
reçoivent nos noms, prénoms, signalement ! De guichet en guichet, les
mêmes faces bourrues de rats-de-prison nous interrogent sans nous voir. On
passe à la toise ; d’énormes registres verts maniés à deux mains s’ouvrent
pour enregistrer chaque épave. Signez ! L’épave, indifférente, signe.
    La variété mixte de ronds-de-cuir et de gardes-chiourme
occupés ici à des besognes de greffe est d’un type singulièrement monotone ;
les encolures sont
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