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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison
Autoren: Victor Serge
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frétillant. En tête à tête, on peut parler à
mi-voix : cela fait au total une réconfortante rumeur.
    – Ça ne va pas ? ai-je demandé.
    Une moue significative me répond, accentuée d’un hochement
de tête accablé.
    – Tu parles d’une tuile. J’me suis fait faire aux
Galeries Lafayette. J’étais prévenu, ça n’aurait pas dû m’arriver. Tu comprends,
y a là un inspecteur, une vache… Y m’a tout de suite visé… Ah, là, là, maintenant
ça peut aller loin !…
    Cet homme porte sur lui sa chance ou sa malchance, l’instrument
de sa profession : un ordinaire pardessus beige. Seulement ce pardessus n’a
que de fausses poches et une fausse doublure. Les mains dans les poches, un
monsieur passe dans la foule, frôlant les rayons du magasin : en réalité, ses
mains, libres dans l’échancrure du vêtement ouvert, opèrent avec célérité. Leur
butin plonge dans la doublure. Si ce pardessus professionnel passe inaperçu, mon
compagnon de cette heure en sera quitte pour quelques mois de prison. Dans le
cas contraire :
    – J’y coupe pas ! Je suis reléguable.
    On est reléguable avec quatre condamnations pour vols ;
peu importe l’importance du vol même. Quatre fois cent sous – ces choses là
arrivent – peuvent valoir à un récidiviste de vingt ans une peine « accessoire »
perpétuelle…
    La porte de la cellule s’est enfin fermée sur moi. Les
verrous sont tirés, le guichet clos. Je suis au rez-de-chaussée. La cellule a
deux grandes fenêtres en demi-cercle, grillées, à vitres dépolies. Elle est
spacieuse et malpropre. Un pilier bas la partage en deux parties inégales. Trois
paillasses grises sur des bat-flanc sommaires – grises de crasse, criblées de taches
variées, puant la poussière, la paille usée, la bête couchée – la meublent. Une
petite table en chêne rivée au mur : le bois en est d’un brun gras où se
révèlent des inscriptions. Sur la table, un pot de grès et un quart, gobelet
de fer-blanc tenant un quart de litre. Les paillasses et le gobelet ne sont
apparemment jamais nettoyés. Au bout d’une heure, j’ai voulu boire. Dans le pot
maladroitement agité une tourbe verdâtre a monté, où flottent des brindilles de
paille, de vagues feuilles, des poils, du fil, un bout d’allumette. Avant de se
désaltérer, une élémentaire prudence recommande de laisser déposer cette « tisane »
changée chaque matin. J’ai déjà l’habitude des graffiti ; ils ne m’intéresseront
que plus tard, au cours des mois d’isolement, lorsque chaque signe de la
cellule deviendra pour le cerveau en lutte avec la torpeur et l’affolement une
parole vivante. Je ne trouve ici, du premier coup d’œil, que le nom d’un
camarade, dévoyé, assassin et voleur, – homme à la mer. Les alpinistes, pour
gravir la haute montagne, s’attachent les uns aux autres d’une corde vigoureuse ;
il arrive ainsi que la chute de l’un entraîne ses compagnons dans le gouffre. Parmi
les réfractaires et les révolutionnaires que nous sommes, si disparates, si
différents les uns des autres, idéalistes, bohèmes, aventuriers, toqués, prolétaires,
bandits, comme dans toutes les sociétés primitives, la solidarité aux
yeux bandés qui ne connaît que des camarades joue ce rôle de corde salvatrice
ou néfaste. Nous aussi nous avons le sentiment de nous acharner à gravir une
côte. Mais le sommet, plus rêvé qu’entrevu, n’est point accessible, la chute est
fatale.
    Par les airs sidéraux,
    Monte en plein ciel, droite comme un héros
    La claire tour qui sur les flots domine…
    Ballade Solness [5] ,
« Anarchie ! ô porteuse de flambeaux ! » Me voici soudainement
transpercé d’une affreuse lucidité, devant un nom et une date inscrits sur le
mur sordide d’une cellule du dépôt. Le nom d’un camarade dévoyé, assassin et
voleur, homme à la mer, – mon pauvre vieux !
    Je ne suis pas seul. J’ai pour compagnon de hasard un grand
diable d’ouvrier, face tannée de quarante-cinq ans, longue moustache tombante. Noir,
d’un noir éteint, noir des yeux, noir des cheveux – pourtant grisonnants – noir
des traits, semblerait-il, à cause de leur immobilité sans expression et de la
peau rêche, mate, flétrie comme du vieux cuir. Accroupis sur l’infecte
paillasse, nous avons parlé, tandis que venait doucement le soir sans espoir. D’une
voix morne, par petites phrases inachevées, élémentaires, mon compagnon de
cellule m’a raconté son
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