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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes
Autoren: Erik Orsenna
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rattrapés. Déchiquetés. Puis lentement, méticuleusement dévorés.
Leurs os, même, furent broyés.
    — Alors, gouverneur, qu’en pensez-vous ?
    Alvarez et ses soldats avaient suivi la scène, hilares,
moquant haut et fort la frayeur des Indiens.
    — Pourquoi nous donner du mal ? Ces braves bêtes
font tout le travail. Vous avez vu ? Quelques chiens font mieux et plus
vite qu’une armée.
    Lesquelles braves bêtes, babines sanguinolentes, venaient,
leur tâche accomplie, se faire féliciter par leur maître.
    Le molosse Leoncico n’avait pas déçu : à lui seul, il
avait sauté à la gorge de trois sauvages qui faisaient mine de résister. Puis,
sans doute pour se récompenser, il avait débusqué deux enfants qui s’étaient
cachés dans du foin. Et les avait avalés.
    Honte sur moi, je lui ai, en gratitude, caressé la tête.
    Sur le chemin du retour, je dis et redis ma satisfaction.
Les nouvelles, surtout les mauvaises, traversant l’île à la vitesse de l’éclair,
tous les Indiens sauraient sans tarder quels alliés terribles nous avions
reçus. La paix était pour bientôt. L’Éleveur fanfaronnait. L’orgueil l’avait
haussé quelque part, non loin du ciel. Il répondait comme répondent les
puissants, du bout des lèvres.
    — Mes monstres ? Je vous l’ai dit, ce n’étaient,
au départ, que des mâtins, des chiens de troupeau tout à fait ordinaires…
    — Comment leur donnez-vous cette… capacité ?
    Il me regarda avec le dédain qu’on accorde aux imbéciles.
    — Ça, monsieur le gouverneur, c’est mon secret. Un
secret que bien des cours d’Europe nous envient. Croyez-le !
    — Et ce goût, cet… appétit particulier qu’ils semblent
avoir des Indiens ?
    — Cela, rien de plus facile. Depuis leur arrivée, je ne
les nourris qu’avec de la chair de sauvages. Vous en tuez tellement, ce n’est
pas ce qui manque !
     
    Après six mois de semblables campagnes, toutes victorieuses,
où Leoncico et ses compagnons avaient fait merveille, Balboa se présenta à moi.
    — Vous avez apprécié mon travail, monsieur le
gouverneur ?
    — Il me semble vous l’avoir montré.
    — Alors, vous ne pensez pas qu’un tel travail mérite
récompense ?
    Je lui rappelai à quel point les finances de notre colonie
étaient maigres, avec cette paresse des Indiens à récolter l’or.
    Il secoua la tête.
    — Il ne s’agit pas d’argent.
    Il eut un mouvement brusque. On aurait dit que je l’avais
insulté.
    — Je pense à mes enfants, à ma famille, comme tout le
monde. J’ai beau m’occuper des chiens, je participe à la guerre. Avec plus de
réussite que beaucoup de soldats.
    Brutalement, je compris :
    — Vous voulez un titre de noblesse ?
    — Il s’agit de ça.
    Nouvelle honte, je soutins sa demande.
    L’Éleveur, aujourd’hui, porte un nom plus long : Vasco
Nuñez de Balboa.
    Tel j’étais.
    Tels nous étions tous, des aveugles, des inhumains, avant
que Montesinos ne nous ouvre les yeux.

 
     
     
     
     
    Les capitaines ne m’ont jamais oublié. Ils savent qu’ils
trouveront toujours chez moi le plus chaleureux des accueils. À peine
débarqués, ils courent au palais de l’Alcazar où, au premier étage, les attend
impatiemment le Vice-Roi. Mais, une fois achevé le compte rendu officiel de
leur mission, ils ne manquent pas de descendre me voir.
    Ces marins se nomment Ponce de León, Nicuesa, Ojeda,
Esquivel, Velásquez… Autant de vaillants explorateurs, autant d’héritiers de
Christophe. Qui se souviendra d’eux lorsque j’aurai disparu ? Je sais qu’une
légende est en train de se construire ; elle broiera la vérité. On bâtira
une histoire officielle qui ne retiendra qu’un ou deux noms.
    Lors de ces visites, je retrouve mes vingt ans. Comme au bon
vieux temps de Lisbonne, j’écoute de toutes mes oreilles les récits des marins
et je reporte leurs découvertes sur une petite carte de ma façon. Et qu’importe
si mes doigts, tordus comme des sarments, ne tiennent plus la plume aussi
fermement qu’autrefois, mes tracés racontent l’agrandissement progressif du
monde. Îles de Cozumel et de Margarita, Côte des perles, Castille d’or,
Honduras, Yucatán…
    Christophe est mort convaincu d’avoir réussi son Entreprise :
pour lui, tous les territoires sur lesquels il abordait étaient bel et bien
morceaux des Indes.
    Le doute grandit parmi nous, ses survivants. Et chaque
progrès de l’exploration accroît notre
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