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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes
Autoren: Erik Orsenna
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m’apprête à finir mes jours. Christophe, qui venait de la découvrir, m’en
avait nommé gouverneur. J’avais créé une ville, je savourais ma toute nouvelle
puissance.
    Une nuit, des aboiements m’ont réveillé.
    J’ai cru à un cauchemar. Mais j’étais maintenant dressé dans
mon lit, les yeux grands ouverts, c’est-à-dire tout à fait réveillé. Et les
aboiements continuaient.
    Ils semblaient venir du fleuve. Leur violence était telle qu’ils
me déchiraient la tête. J’ai appelé mes gardes. Sans succès. D’expérience, je
sais que nul sommeil n’est plus profond que celui d’un soldat censé veiller sur
vous. Je me suis levé, habillé, j’ai marché vers le port. J’ai longé les
caravelles. Le vacarme venait de la dernière arrivée. J’ai appelé. Personne n’a
répondu, hormis les chiens. Je ne les voyais pas. Ils sentaient ma présence,
qui les rendait fous. J’ai regagné la case qui, à l’époque, me tenait lieu de
palais.
    Le lendemain, j’ai convoqué le capitaine.
    — Pourquoi cette cargaison de chiens ?
    — J’exécute les ordres.
    — Des ordres imbéciles. Les voyages sont si rares
depuis l’Espagne et nous manquons tellement de tout.
    — Les ordres sont les ordres. Mon métier est de
naviguer.
    — Et à qui devez-vous livrer ces chiens ?
    — Demandez aux militaires.
    Ernesto Alvarez, qui commandait nos troupes, me prit de
haut.
    — Chacun son rôle, Bartolomé. Vous gouvernez, je pacifie.
Et comme vous ne m’accordez pas assez de soldats, j’ai bien été obligé de
trouver des supplétifs. Vous voulez venir les saluer ?
    Ces « supplétifs » avaient été débarqués et
enfermés dans des cages.
    Un homme s’avança, large sourire aux lèvres. Il me dit se
nommer « Vasco Balboa, éleveur-dresseur, missionné par Leurs Majestés très
fidèles ». Il me présenta ses bêtes.
    — Une cage pour chacun, gouverneur ! Et bien
nourris. Autrement, ils se dévorent les uns les autres.
    Au premier examen, je les pris pour des veaux. Sans doute
mes oreilles avaient-elles mal entendu, la nuit précédente, et, abusées par je
ne sais quelle angoisse, confondu aboiements et meuglements. Je me réjouis. Le
lait n’allait plus manquer.
    Parmi toutes les missions de la Conquête, Dieu nous a
sûrement confié celle de faire venir ici les vaches. Qui pourra imaginer dans
vingt ans, dans un siècle, que les indigènes, avant notre arrivée, non
seulement ignoraient l’existence de ces animaux, mais n’imaginaient pas qu’une
bête pût montrer tant de bienveillance ?
    Et puis les veaux ouvrirent leurs gueules. Je vis leurs
dents.
     
    Ce Vasco Balboa avait grande fierté de son métier. Il me
raconta son œuvre d’élevage, commencée par son père, un homme passionné par la
férocité. Parmi les chiens de troupeau, ils avaient soigneusement sélectionné
les sujets les plus aptes, les avaient unis entre eux, et ainsi, de génération
en génération, étaient parvenus à créer cette race nouvelle de dogues dont on
pouvait attendre de grands services.
    — Regardez celui-ci. Je l’ai baptisé Leoncico. C’est le
plus actif.
    Alvarez et ses amis ne cachaient pas leur contentement.
    — Les Indiens qui nous narguent vont avoir à qui
parler.
    Trois jours après, nous partîmes en campagne. Vers La Vega,
un village s’était rebellé. Une dizaine de ces molosses marchaient devant.
Balboa peinait à les tenir. Il devait courir, tant ils tiraient sur leurs
laisses.
     
    *
    *  *
     
    Le pire effroi commence par de l’étonnement. J’ai vu les
yeux des Indiens grands ouverts, qui regardaient la meute sans comprendre.
    Je m’étais souvent promené dans les villages de l’île. J’y
avais vu des chiens. Des chiens normaux, de taille modeste et de manières
paisibles. Ils partageaient la vie de la communauté. De temps en temps, les
Indiens mangeaient ces chiens. Combien de fois m’en avait-on offert au repas ?
Mais ils leur demandaient pardon avant de les occire. Les chiens hochaient la
tête. Ils savaient que l’obligation de se nourrir pousse parfois à des
violences regrettables. Ces désagréments ne rompaient pas la bonne entente
entre les hommes et les chiens.
    Alors, quelle était cette race d’animaux qui s’avançaient en
grondant, montrant les crocs, bavant de rage ?
    Les Indiens n’eurent pas le loisir de s’interroger
longtemps. Les fauves étaient lâchés. Les Indiens détalèrent. L’un après l’autre,
ils furent
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