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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes
Autoren: Erik Orsenna
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incertitude.
    Rien n’y rappelle Cipango, et moins encore l’empire du Grand
Khan : ni les paysages, ni l’architecture des bâtiments, ni le visage des
autochtones. Se pourrait-il que Christophe ait découvert un continent
absolument inconnu jusqu’à lui ? Je me rappelle les ricanements des
mathématiciens du Comité : « Les Indes, monsieur le Génois, se
trouvent bien au-delà de l’ouest que vous ne le dites. »
    Alors mon frère se serait trompé.
    Ou nous aurait menti.
    Quoi qu’il en soit, ne mériterait-il pas une gloire encore
plus grande ? Qu’y a-t-il de plus noble : trouver vers le connu une
route inédite, ou inventer de l’inconnu ?
     
    *
    *  *
     
    Je reçois d’autres visiteurs qui ont aussi l’exploration
pour sujet mais qui ne sont pas des marins.
    Peu après le fameux sermon, à croire que frère Montesinos
avait réveillé les audaces et le besoin de vérité, un homme se présenta qui ne
voulut pas me dire son nom. Il était haut de taille, maigre de corps et quasi
squelettique de visage. Quand il m’apprit son métier, graveur, je ne pus m’empêcher
de penser que l’acide dont il se servait quotidiennement lui avait rongé les
joues, tant elles étaient creuses. Il m’expliqua avoir quitté ses Pays-Bas par
besoin de couleurs vives. Les gris et noir de ses œuvres, qui étaient aussi
ceux de sa campagne, lui attristaient trop l’âme.
    Je lui demandai si notre île Espagnole avait répondu à ses
attentes.
    — Hélas, fut sa réponse.
    Et il sortit d’un havresac la première de ses planches.
    Par malchance, les atteintes de l’âge ont épargné mes yeux.
Je vois trop bien. Je n’ai pas le confort de me réfugier dans l’aveuglement.
    Je commençai par m’emporter.
    — Qui vous a dicté cette imagination ?
    — La réalité. Vous voulez en voir d’autres ?
    De colère, je faillis le chasser. Je me retins juste à
temps.
    Il revint le lendemain. Je lui achetai l’ensemble, douze
planches. Depuis, je me force chaque soir à les regarder en pénitence, tandis
que tourne et retourne dans ma tête, telle une chauve-souris, la question de
Montesinos, toujours la même : pourquoi ?
     
    Ces planches, j’ai fini par les montrer au Vice-Roi.
    Prudent comme toujours, et facilement dégoûté, il a grimacé.
    — De quoi s’agit-il ?
    — D’un théâtre qui pourrait me servir d’ultime
confession.
    — Quel théâtre ?
    — Le théâtre de nos cruautés.
    Après de longues hésitations il a tendu la main ; s’est
saisi des feuilles ; a commencé à les regarder : une, puis deux ;
a sursauté ; a rapproché le recueil pour mieux voir ; murmuré : « Quelle
horreur ! » ; a failli laisser tomber les feuilles tant il les a
repoussées violemment ; de nouveau les a rapprochées. Ce manège de reculs
et d’avancées a duré jusqu’à la dernière planche, assorti de commentaires
épouvantés.
    Le Vice-Roi a relevé la tête :
    — En quoi ces abominations te concernent-elles ?
    — J’étais gouverneur. Un mauvais gouverneur. Christophe
s’est trompé sur mes capacités : je n’avais d’autorité sur personne, pas
même sur mes troupes espagnoles dont la moitié s’est rebellée contre moi. J’ai
assisté à ces tortures. Je les ai permises. Peut-être même les ai-je parfois
inspirées ? Je me suis moqué de la frayeur des Indiens. Peut-être même
ai-je pris plaisir au spectacle de leurs souffrances ? Je suis
responsable.
    Diego a haussé les épaules et s’en est allé.
    Je suis demeuré seul avec les douze gravures.
     
    Au premier plan, un Espagnol brandit une hache. Un Indien
attend, son avant-bras posé sur le billot. Une femme, déjà mutilée, agite ses
moignons. Une autre est fermement tenue par un soldat tandis qu’avec un couteau
pointu on lui arrache un œil. Des chiens poursuivent les fuyards. Ceux qui sont
rejoints sont dévorés. À l’arrière-plan, des Indiens sont poussés jusqu’au bord
d’une falaise à pic et tombent. ( Planche I )
     
    Un noble conquistador portant fraise et culotte bouffante
tient haut et fièrement dans chaque main une moitié d’enfant, coupé net en deux
dans sa longueur. Une femme, sans doute la mère, suit la scène de ses yeux
morts : elle est pendue à un arbre.
    Dans le fond, des lévriers coursent et rattrapent tout ce
qui existe d’Indiens. ( Planche III )
     
    Au premier plan, sur la droite, un bébé cuit sur un gril. Un
soldat attise le feu. Vers la gauche, un étal,
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