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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes
Autoren: Erik Orsenna
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plus
puissante des pierres aimantées. J’ai regardé ces humains changés soudain par l’or
en animaux frénétiques. Je me suis dit qu’il serait dans ma tâche de gouverner
ces bêtes sauvages et j’ai frissonné. De crainte et de dégoût. L’avenir me
donnerait ô combien raison !
     
    Sans cesse, je pense et repense à l’or.
    On t’a tellement reproché, Christophe, ton avidité.
    Moi qui te connais mieux que personne, je sais qu’à la
différence de tant d’autres conquistadores, de presque tous, l’accumulation ne
t’intéressait pas. Ta seule fièvre était la Découverte. Et l’or, trouver de l’or,
t’apportait la seule certitude que tes rêves de voyages continueraient d’ensorceler
les rois et les reines.
    Peut-être l’or était-il pour toi encore davantage ? Un
signe, un message semblable à tes chères prophéties : en te mettant sur la
voie de terres porteuses d’or, Dieu t’indiquait qu’Il favorisait ton
Entreprise.

 
     
     
     
     
    Tous les matins, dimanche compris, deux soldats me portent
jusqu’à l’embouchure du fleuve. Ils ont pour moi plus que des égards. Ils ne
savent pas quoi inventer pour m’égayer. Ils me proposent d’autres trajets, de
vraies promenades : Pour changer, si nous allions en forêt ? Bien
attaché sur un cheval, on pourrait aussi vous conduire jusqu’au lac de Xaragua.
Vous qui aimez les oiseaux, ils pullulent comme nulle part ailleurs. Des
frégates, des ibis, des flamants. Et le long du chemin, la mer a trois
couleurs. Au large, elle est bleu sombre, presque noire ; puis quasi verte ;
enfin blanche quand on s’approche du rivage.
    Je ne leur réponds ni oui ni non, je les remercie. Ils
savent qu’ils doivent hâter le pas. J’aime arriver en même temps que le soleil.
    Chaque fois ils plaisantent, toujours la même blague :
    — S’il vous plaît, monsieur le Gouverneur, vous pesez
de plus en plus lourd, arrêtez de manger autant.
    Ensemble nous rions. Bientôt imités par les cacatoès. Ces
braves militaires sont les premiers à savoir que je me fais de plus en plus
léger. Je me nourris de moins en moins, je me déleste. La vieillesse est une
séparation. On se quitte par morceaux. C’est pour cela que j’ai choisi cet
endroit, au bord de deux courants, celui de la rivière et celui de la mer. Je
ne veux rien laisser. J’aime l’idée que l’eau emporte ce qui, jour après jour,
se détache de moi.
    Souvent, peu avant midi, je suis rejoint par quelques
demoiselles.
    Des trente jouvencelles qu’on a transportées d’Espagne jusqu’ici
pour y fonder des familles, vingt-six ont trouvé mari. Les quatre délaissées
continuent d’arpenter la rue des Dames. De plus en plus impatientes, elles
poussent jusqu’à l’océan. Et scrutent. Peut-être le prochain bateau apportera-
t-il enfin leur prince charmant ?
    J’aurai vu deux sortes de femmes guetter la mer :
celles qui craignaient le veuvage et maintenant celles qui se morfondent dans l’attente
d’un mariage.
    Tout en guettant, elles bavardent.
    J’aime leur babil, la taille modeste de leurs rêves.
    Je repense aux trois caravelles de mon frère : la Santa
Maria , la Pinta, la Nina. En fait, la Santa Maria s’appelait
la Marie-Galante. Et Pinta veut dire « peinte », « maquillée ».
Et Nina veut dire « fille ». Les caravelles qui ont découvert
le nouveau monde étaient des filles de joie. Ce rappel, chaque fois, me remplit
de gaieté.
    Et puis le vent s’arrête. Les oiseaux se posent. C’est l’heure
où la chaleur devient insupportable. La mer immobile brille plus fort que le
soleil. Les demoiselles capitulent. Elles s’en vont, non sans s’inquiéter de ma
santé : vous allez cuire, Bartolomé, ou pire, vous allez fondre, tellement
vous suez ! C’est le moment que je préfère. Les soldats se sont reculés,
ils dorment à l’ombre des palmiers ou jouent aux cartes. J’entends à peine ce
qu’ils se disent. Ils parlent des femmes, de ce qu’ils font aux femmes, la nuit,
et de ce qu’elles leur font, et aussi de moi qui m’accroche à la vie. « Tu
crois qu’il va durer encore longtemps ? » Ils ont raison de s’interroger.
Je le sens bien, mes forces m’abandonnent. Il faudrait prévenir Las Casas. Je
ne vais pas tenir ma promesse : je ne pourrai pas terminer mon récit, je
serai mort quand il reviendra. Qu’importe ! Il n’a pas besoin de moi pour
son Histoire des Indes. Il sait bien qu’il n’était pas prévu que
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