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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes
Autoren: Erik Orsenna
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respiration du Portugal.
    Une caravelle avance lentement, poussée par la marée
montante. Ses voiles ne sont que des lambeaux rapiécés, ses mâts ne semblent
tenir debout que par miracle. Quelle guerre a-t-elle menée, contre quels
ennemis ? Plusieurs de ses bordés sont enfoncés, son château arrière n’est
plus qu’une ruine.
    Une chaloupe s’approche, battant pavillon du Roi.
    Une silhouette noire descend de la caravelle dans la
chaloupe.
    Cette silhouette noire est celle du notaire.
    Depuis Henri le Navigateur, chaque caravelle embarque un
notaire. Il a pour mission de tenir chronique scrupuleuse du moindre des
événements survenus tout au long de l’exploration. C’est lui qui décrit par le
menu les Découvertes. C’est lui qui garde dans une bourse l’or rapporté d’Afrique.
    Et maintenant la ville entière, amassée sur le quai, regarde
la chaloupe et ses huit rameurs glisser sur le fleuve. Le notaire se tient
debout. Jamais les autres notaires, les notaires terrestres, ceux qui ne
prennent jamais la mer, ne connaîtront semblable gloire. Chacun sait que le Roi
l’attend.
    Une fois la silhouette noire débarquée, les yeux se
retournent vers la caravelle. Maintenant qu’elle s’est assez rapprochée, on
peut distinguer l’équipage. Il semble fait de vieillards, la peau devenue cuir
à force de soleil, les cheveux blancs de sel ou de peur. Sans doute qu’à l’autre
bout du monde, le temps passe plus vite. On lance des amarres. La caravelle s’immobilise
enfin. Les marins scrutent : laquelle est ma femme parmi toutes celles du quai ?
Et les femmes scrutent les marins : lequel est le mien ? Comment
voulez-vous qu’ils se reconnaissent quand l’absence qui s’achève a duré parfois
six ans ?
     
    Maître Andrea s’impatientait :
    — Ouvrez les yeux, bon Dieu !
    Deux d’entre nous, plus agiles que les autres, avaient
réussi à grimper sur un pan de mur et décrivaient le pont de la caravelle. À
leurs pieds, l’atelier tout entier regroupé trépignait.
    — Des étoffes rouges et blanches…
    — Aucun intérêt pour nous, continuez !
    — Attendez que je compte, dix, onze,… quinze Noirs,
dont six femmes, aucune jolie, et cinq enfants.
    — Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?
    — Des plantes étranges, grandes et vertes. Elles
portent deux sortes de pommes de pin géantes, aussi grosses que des têtes d’hommes.
    — Et alors ?
    — Ah, autre chose ! Les marins commencent à sortir
des cages. On dirait des oiseaux.
    — Quelle couleur ?
    — Les uns vert vif à tête rouge, les autres gris à tête
blanche.
    — Et les becs ?
    — Gris pour les premiers ; noir brillant pour les
seconds, et très crochus.
    — Voilà qui est mieux, beaucoup mieux ! Des
perroquets…
    Maître Andrea nous donna l’ordre de ne pas quitter les
perroquets jusqu’au marché où ils seraient vendus.
    Et tendez bien l’oreille ! Il arrive que ces oiseaux
laissent échapper, en une langue facile à traduire, outre certaines indications
sur les pratiques des sauvages, des informations utiles, comme la fréquence des
tempêtes aux abords de tel ou tel cap, ou la présence de métaux brillants non
loin de leur forêt natale.
    Hélas, d’autres maîtres cartographes avaient eu la même
idée. Si bien que, pour nous approcher des perroquets, nous dûmes faire le coup
de poing jusqu’au soir.
    J’y gagnai un certain prestige et une tranquillité qui ne
fut plus remise en cause. Écrire petit n’a jamais empêché de frapper fort.

 
     
     
     
     
    Avouons-le : ce récit de ma jeunesse m’emplit d’un
bonheur que je ne connaissais pas. On ne peut pas dire qu’on m’ait beaucoup
porté attention, durant ma longue vie. Christophe ne s’intéressait qu’à son
Entreprise et on ne s’intéressait qu’à Christophe.
    Et voilà que, soudain, deux personnes de qualité viennent me
visiter chaque jour et se passionnent pour mes paroles. Las Casas ne me quitte
ni des yeux ni des oreilles. Et frère Jérôme écrit tout ce que je raconte,
comme si sa vie éternelle dépendait de la fidélité de sa notation.
    Tant de vieillards finissent dans l’indifférence !
    Comment ne pas savourer la curiosité inespérée que je
suscite ?
    Il me semble que mon intelligence se réveille.
    Des idées me viennent, dont je ne me serais pas cru capable.
Par exemple celle-ci : il existe deux sortes de commerce. Gênes et Venise
transportent au meilleur coût et à la plus
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