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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erik Orsenna
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êtes. Les dominicains ne se
prétendent-ils pas l’ordre de la Chrétienté le plus préoccupé de logique et de
connaissance ? Depuis deux millénaires, les Grecs ont deviné, puis
démontré que la Terre était ronde. Pourquoi le christianisme a-t-il voulu
croire, pourquoi nous a-t-il tous contraints de croire qu’elle était plate ?
Pourquoi cette haine du savoir chez les prêtres ?
    Je commence à connaître mon confesseur.
    Quand quelque chose dans mes propos le gêne, il me regarde avec
un sourire mi-accablé, mi-indulgent, cet insupportable sourire des adultes
quand ils s’adressent aux enfants, ce sourire qui signifie : parle
toujours, je sais des choses que je ne peux t’expliquer, tu es trop jeune, tu
comprendras plus tard.
    Peut-être un jour tuerai-je Las Casas pour ce genre de
sourire ?
    En attendant, son malaise me ravit.
    Je vais lui devoir une nuit parfaite.

 
     
     
     
     
    Poules, agneaux, veaux, lapins, poissons, bécasses… En
entrant dans le métier, je ne savais pas ce que nous devions, nous
cartographes, à nos frères et sœurs animaux. Étant  le dernier arrivé, c’est à
moi qu’on avait confié le contact avec ces bestioles.
    Commençons par les poules.
    Ne craignez rien, je ne vais pas m’égarer dans les dizaines
de mixtures dont usent peintres et cartographes pour agglutiner, diluer et
sécher les couleurs. Cette activité tient de l’Alchimie, à laquelle je ne me
suis jamais vraiment adonné.
    Et tant d’histoires me restent à raconter, tant d’univers
auxquels vous faire aborder !
    Je signale seulement, je résume.
    Sachez que l’œuf, soit complet, soit le blanc, soit le
jaune, n’a pas son pareil pour agglutiner les poudres colorées, minérales ou
végétales.
    D’où ma fréquentation régulière des poulaillers.
     
    C’était aussi au quasi puceau que j’étais alors d’aller
rougir en caressant longuement le ventre des veaux et des agneaux pour choisir
celui qui donnerait la surface la mieux à même d’accueillir une carte d’Afrique.
La suite de la mission perdait de son agrément lorsqu’il fallait mettre à mort
celui dont je venais de flatter ainsi les parties les plus tendres, et se
changeait en cauchemar quand je devais apporter au tanneur cette peau
fraîchement découpée et participer aux traitements qu’on lui faisait subir,
lesquels dégagent une rare puanteur.
    À propos d’effluves, me revient l’acre bouffée qui
emplissait l’atelier chaque matin.
    L’urine humaine possédant, paraît-il, de rares capacités de
dilution, celui d’entre nous qui n’avait pas trop abusé d’alcool la veille au
soir était convié à pisser dans une boîte.
     
    Je n’aurai garde d’oublier mes amis lapins et poissons. Des
os de ceux-là, des arêtes de ceux-ci, sachez qu’on tire des colles dont on
enduit les vélins et les parchemins avant d’y tracer quoi que ce soit.
     
    Je n’ai pas fini. Quand je repense à cette époque, il me
semble avoir passé mon temps en compagnie des animaux.
    Qu’est-ce qu’un cartographe ?
    Un chercheur de bécasses.
    Car cet oiseau porte sur son aile la plus fine des plumes de
toute la Création. C’est la plume épiptère.
    Sans la finesse de sa pointe, jamais tous les noms de lieux
ne réussiraient à entrer dans une carte, aussi grande fût-elle.
    Les vrais chasseurs savaient la valeur pour nous de cette
rareté. Ils nous la proposaient à des prix extravagants. Mieux valait la
traquer nous-mêmes. C’était encore et toujours à Bartolomé, fragile des
bronches depuis sa naissance, d’aller, l’hiver venu, se perdre dans les bois
ou, pire, patauger dans des marais glacés.
    La bécasse devine-t-elle son rôle caché mais crucial dans la
représentation du monde ? C’est à croire. À l’instant de trépasser, ses
yeux vous fixent d’un tel air qu’on dirait qu’elle acquiesce à son sort. Et son
ultime spasme est pour vous tendre ses ailes.
     
    *
    *  *
     
    Quand j’y pense, les bêtes pullulaient, et de toutes sortes,
dans la Lisbonne que j’ai connue. La ville n’était pas seulement nourrie,
vêtue, dessinée grâce aux animaux, mais enchantée par eux.
    Ce jour-là, absorbé par une calligraphie particulièrement
minutieuse (faire tenir sur le tout petit disque représentant l’île de Minorque
vingt-sept appellations de ports, villages, caps et mouillages), j’avais
résisté à la curiosité générale et dédaigné l’arrivée d’un nouveau navire.
Maître Andrea me fit

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