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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes
Autoren: Erik Orsenna
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inculquée , même si l’alliance de ces
deux termes paraît hautement inadéquate.
    En bonne logique, c’est le savoir qu’on inculque. Comment
enseigner son absence ?
    C’est Susanna, notre mère, qui avait organisé ce paradoxe.
Très dévote, elle n’avait qu’une ambition pour ses enfants : les installer
solidement dans l’amour de Dieu.
    À quoi bon, répétait-elle, perdre son temps dans les ratiocinations
humaines alors que seul importe, pour gagner son Ciel, l’intelligence de la
volonté divine ? En conséquence, elle s’était arrangée – manœuvres de
femme, chantages au lit – pour que nous fréquentions la plus mauvaise de
toutes les écoles de Gênes, une école d’abord préoccupée d’ignorance. Voilà
comment nous fûmes éduqués, Bartolomé (moi), mon aîné Christophe et mon cadet
Diego.
    Un jour, notre professeur, un vieux prêtre déroula un
parchemin et l’accrocha au mur.
    — Voici notre Terre, louez-en le Seigneur !
    En chœur nous louâmes.
    — Le cercle représente le monde habitable. Il est
divisé en trois par un océan qui a la forme d’un T.
                                 
    — Pourquoi, demanda l’un de nous, l’Asie est-elle
placée au-dessus des autres continents ?
    — C’est un choix, mes enfants, le choix qu’impose la
logique. Tous les géographes de bon sens « orientent » les cartes. L’Asie
se trouve à l’Orient, non ? Et Jérusalem ? Qui peut me dire où Dieu a
placé Jérusalem ? Au commencement de l’Orient ? Parfait. Vous ne
voudriez quand même pas que la Ville sainte soit dominée par une autre partie
du monde ?
    Nos applaudissements saluèrent la démonstration. Comment
étions-nous restés si longtemps sans deviner qu’« orienter »
signifiait placer l’Orient au-dessus de tout ? Je levai le doigt :
    — Et pourquoi n’y a-t-il que trois continents ?
    — Tu n’as pas bien lu la Bible, Bartolomé. Écoute
attentivement son commentaire par le très savant Isidore de Séville en l’an 600 :
notre planète a été divisée entre les trois fils de Noé. Sem a reçu l’Asie dont
le nom vient de l’une de ses descendantes, la princesse Asia. Elle est habitée
par vingt-sept nations. Cham a reçu l’Afrique : elle compte trente races
et trois cent soixante cités. Japhet a reçu l’Europe qui compte quinze tribus
et cent vingt cités.
    — Seulement cent vingt ? Rien que dans son voyage
jusqu’à Rome, mon père m’a dit avoir traversé dix-sept grandes villes, et très
belles.
    Le souvenir si vif que je garde de cette leçon ne me vient
pas de ma mémoire, mais de mon cul : il fut sévèrement battu de verges.
Comment avais-je osé mettre en doute les saintes vérités de cet Isidore ?
    Si bien qu’à la leçon suivante, encore tout endolori du
fessier, je me tins coi.
    — Mes enfants, vous savez ce que croient les païens ?
    Nous tournâmes vigoureusement la tête de droite à gauche en
nous signant. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, amen !
    — Ils croient, c’est dire si l’intelligence leur fait
défaut, que des êtres vivants vivent aux antipodes.
    Nous éclatâmes d’un rire tonitruant : Oh, les
grotesques ! oh, les imbéciles ! oh, les ignorants !
    Le prêtre considéra sa classe avec satisfaction.
    — Vous êtes de bons petits. Mais savez-vous au moins ce
que sont des « antipodes » ?
    Notre silence lui apporta la réponse.
    — Il est vrai que vous connaissez si peu de grec !
Les antipodes sont des gens qui marchent de l’autre côté de la Terre, c’est-à-dire
les pieds (podos ) opposés ( anti ) à nous. Les pieds au-dessus de
la tête.
    Cette fois, notre bonne humeur dut secouer la ville.
    — Quels crétins, ces païens ! Ont-ils bien un
cerveau ?
    Alors notre cancre, petit Jean le dormeur, se réveilla.
Souffrant d’on ne sait quelle maladie, du ventre ou des yeux, il passait ses
journées affalé sur son pupitre. Il se dressa et cria :
    — Mais alors la Terre est plate !
    La classe, unanime, lui répondit :
    — Bien sûr, voyons !
     
    *
    *  *
     
    Autre souvenir. Autre leçon d’Ignorance par notre vieux
professeur :
    « Quand il se retrouvait face à une question difficile,
saint Augustin avait coutume de se lever et de partir se promener.
    « Ce jour-là, il s’affrontait sans succès au mystère de
la Sainte Trinité. Comment comprendre ce Dieu à l’évidence unique et pourtant
partagé entre le Père, le
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