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L'Entreprise des Indes

L'Entreprise des Indes

Titel: L'Entreprise des Indes
Autoren: Erik Orsenna
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arrivé dans l’île en 1502 avec le nouveau
gouverneur Nicolas de Ovando. Il n’avait alors pas dix-huit ans, et faisait
partie de cette foule venant d’Espagne et rêvant de fortune rapide.
    Comme d’autres, on lui avait donné une terre et les Indiens
qui vivaient sur elle. Il y avait prospéré. Mais cette existence d’accumulation
lui était vite devenue insupportable. Quelques années plus tard, il abandonnait
tout, devenait prêtre et rejoignait, lui aussi, les dominicains.
    Nous passâmes la fin de la journée à débattre. Les découvreurs
n’avaient-ils pas dévoyé la Découverte ? Quel regard Dieu portait-Il sur
nos cruautés ? Nous promîmes de chercher, chacun de notre côté, des
réponses dans l’Écriture sainte.
    Je retrouvais ainsi de vieilles habitudes.
    Chaque dimanche, à Lisbonne, mon frère et moi avions coutume
de nous lire, tantôt l’un tantôt l’autre, un chapitre de la Bible. Celui qui
veut connaître le monde, répétait Christophe, comment peut-il en ignorer LE
LIVRE ?
     
    Quand Las Casas revint, le surlendemain, je lui fis lire ce
que j’avais trouvé dans L’Ecclésiastique : la réponse, une réponse
implacable à nos interrogations.
    « Si quelqu’un te maudit dans sa détresse, son Créateur
exaucera son imprécation. » (IV, 6)
    « Celui qui offre un sacrifice tiré de la substance du
pauvre, c’est comme s’il immolait un enfant en présence de son père. »
(XXXIV, 20)
    Le visage de Las Casas ne laissait rien paraître. Mais je
regardai ses mains : elles tremblaient. Le sermon de Montesinos l’avait
atteint autant que moi. Mais plus jeune, et plus courageux, il ne se contentait
pas d’être accablé. Il voulait s’engouffrer dans la brèche ouverte. Que
vaudrait sa vie s’il ne la dédiait pas, désormais, à la vérité ?
    Il n’était pas venu seul. Un enfant l’accompagnait. Une
sorte de long bambin aux joues rondes et à la moustache encore à venir. Et
pourtant sa robe blanche indiquait sans doute aucun l’état de dominicain.
Était-ce l’agrandissement soudain du Monde qui contraignait l’ordre à recruter
si tôt dans la jeunesse ?
    — Je vous présente frère Jérôme. Il vient de nous
rejoindre. Il va m’aider dans l’Entreprise que je projette.
    À ce mot, je sursautai. L’Entreprise, l’Entreprise des
Indes. Ainsi Christophe avait baptisé son voyage.
    Las Casas avait une ambition différente : non pas
explorer, comme Christophe, mais raconter. Raconter la Découverte, pour que nul
n’en ignore et que chacun en tire des leçons.
    Il plongea ses yeux dans les miens. Son regard égalait
presque en intensité celui de Montesinos.
    — Votre expérience aux côtés de votre frère est
incomparable. Étant donné votre âge, vous allez bientôt quitter cette Terre.
Vous ne pouvez refuser de m’apporter votre concours.
    Sans plus tarder, je me suis agenouillé.
    — Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit…
    — Mais que faites-vous ?
    Frère Jérôme, l’enfant dominicain, me regardait sans
comprendre.
    — Vous commencez… mais… il est si tard.
    Ses paupières tombaient. Je les connais, les jeunes. Ils ne
savent pas résister à la fatigue. Je n’ai pas eu pitié. Sans le savoir, j’attendais
depuis si longtemps le moment de raconter.
    Las Casas souriait.
    — Écoute, Jérôme, écoute. Les quatre voyages de
Christophe appartiennent désormais à la chronique de la curiosité des hommes.
Il a su tracer un chemin sur la mer, qui les efface tous. Il a doublé la
surface du monde, il a peuplé l’horizon.
    D’ordinaire, on ne retient des voyages que leur destination,
alors qu’ils ont, d’abord, des sources.
    Ce sont elles que je veux dire. Mes doigts sont trop
douloureux, et tordus par l’âge, pour que je puisse prendre la plume. Je vais
donc te dicter ma vérité, cher petit scribe Jérôme, que tu voudras bien
rapporter, avec la plus absolue des fidélités et dans les moindres détails.
Certains jours, à l’écoute de certains de mes secrets, tu te signeras et, j’en
suis sûr, piqueras des fards charmants. Je ne te plains pas. Tu offriras cette
souffrance au Seigneur. Ton Ciel n’en sera que mieux garanti.
    Les bateaux ne partent pas que des ports, Jérôme, ils s’en
vont poussés par un rêve. Bien des historiens ont déjà commenté et commenteront
la Découverte de Christophe et disputeront de ses conséquences.
    Étant son frère, celui qui, seul, le connaît depuis le début
de ses
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