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Le Pont des soupirs

Titel: Le Pont des soupirs
Autoren: Michel Zévaco
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bégueules qui, au moindre mot, se couvrent le visage.
    – Très bien. Supposons maintenant… combien sont-elles ?
    – Sept. Je veux aller jusqu’à neuf, et alors je donnerai à chacune le nom de l’une des muses… Clio, Terpsichore…
    – Fais-moi grâce du reste… Je disais donc : supposons que tu leur amènes une nouvelle compagne…
    – Cela m’en ferait huit, et il n’en resterait plus qu’une à trouver… la neuvième muse.
    – Ecoute-moi bien, Pierre. Il s’agit d’une jeune fille pure comme les lis, immaculée comme le nuage blanc qui traverse l’azur, farouche comme une gazelle qui n’a jamais vu le chasseur.
    – Et belle ?
    – Belle à ravir les démons en extase.
    – Quel feu ! Quel enthousiasme ! Quelles métaphores ! » s’écria l’Arétin réellement étonné de l’ardeur de Bembo.
    Le cardinal, en effet, se livrait. Il éprouvait, comme tous ceux qui aiment, le besoin irrésistible, absolu de dire sa passion, d’entendre lui-même parler de la femme aimée.
    Un charme puissant l’emportait.
    L’Arétin se tut, examinant avec curiosité la physionomie bouleversée de Bembo. Il comprenait qu’un mot pouvait rompre le charme, arrêter l’élan, et il voulait savoir, flairant vaguement dans cette passion qu’il découvrait au cardinal un moyen assuré d’augmenter ses revenus.
    « Tu me demandes si elle est belle, continua Bembo. Tous ceux qui ont pu seulement l’apercevoir un instant la comparent aux madones les plus accomplies de l’Urbin, et aux Vénitiennes les plus langoureuses du Titien. Pour moi, j’ignore si elle est belle. Qu’est-ce que la beauté, d’ailleurs ? Est-ce pour l’ovale de son visage que je l’aime ? Est-ce pour la pureté de son front ou pour la splendeur de sa chevelure ? Est-ce pour les reflets magnétiques de ses yeux qui m’attirent, et dont un regard me rendit fou ? Est-ce pour le subtil parfum qu’elle dégage d’elle, pour la grâce infinie de ses mouvements ? Je ne sais pas, Pierre. Je ne sais pas et je ne veux pas le savoir ! Je sais seulement que je l’aime, moi qui jamais n’aimai, que mes sens, mon imagination, mon corps tressaillent et vibrent douloureusement à la seule évocation de cette fille… »
    Bembo s’arrêta haletant.
    Il remplit un verre de xérès et l’avala d’un trait.
    La pâleur louche de ses joues se plaqua de tons rouges.
    « Comprends-tu cela ? reprit-il en ricanant. Moi qui me croyais fort parmi les forts, moi qui voulais n’avoir d’autre passion que la noble ambition de dominer et d’écraser des peuples, je suis arrêté par cette fille. Ah ! Pierre, tu ne sais pas, toi, heureux homme, tu ne sais pas ce que c’est que l’amour…
    – Moi ! Par Vénus, tu profères là un blasphème abominable !
    – Tu ne sais pas, continua Bembo sans relever l’interruption, peut-être sans l’avoir entendue, laisse-moi te dire, laisse-moi rire et pleurer. Laisse-moi devant toi lacérer ma poitrine… Tu ne sais pas, te dis-je. C’est un feu, une lave dévorante, et je te jure que cela me brûle réellement. Une fièvre continuelle, une exaspération de tout ce qu’il y a en moi de sens et de sentiment. Une torture qui n’est comparable à aucune autre. J’ai souffert de la faim et de la soif ; j’ai souffert du chaud et du froid, j’ai subi des humiliations qui me lacéraient l’âme comme des coups de fouet lacèrent le dos nu du condamné. Tout cela n’est rien, tout cela c’était de la joie en comparaison de ce que je souffre maintenant. »
    En parlant ainsi, Bembo pleurait réellement, versait de grosses larmes qu’il ne songeait pas à essuyer.
    « Est-ce que je te parais ridicule ? demanda-t-il brusquement.
    – Jamais tu ne m’as paru plus digne de mon amitié, dit sincèrement Pierre Arétin, ou, si tu aimes mieux, de ma pitié.
    – Oui, Pierre, je suis à plaindre. Je le sais. Jamais tu ne me plaindras autant que je me plains moi-même.
    – Ah çà ! pourtant, je ne vois pas dans tout cela ce qu’il y a de si terrible ! Tu aimes cette fille ; elle est belle, je veux bien, autant que toutes les Arétines ensemble. Mais pourquoi diable pleurnicher ? »
    Bembo jeta un regard d’indicible désolation sur l’Arétin.
    « Suppose que toutes tes Arétines se réunissent pour te cracher au visage…
    – Je les fouetterais, les coquines !
    – Suppose que la femme que tu as le plus aimée dans ta vie t’ait dit qu’elle préférait
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