Le mouton noir

et son mari se montrèrent fort heureux de mon retour, de même que mes petits-enfants, très contents de retrouver leur grand-père. Marie alla jusqu’à me serrer dans ses bras. Mais la surprise la plus étonnante me vint de l’apparition d’enfants que je ne connaissais pas et, surtout, de leur mère, en qui il me fallut du temps pour reconnaître Isabelle. Elle, son mari Fanchère et leurs quatre enfants étaient venus rendre visite à Justine. Sachant que je devais revenir sous peu de France, ils avaient décidé d’attendre mon retour avant de regagner la Louisiane.
    Beaucoup de choses se dirent en ce manoir de Verchères au lendemain de mon arrivée. Pour la première fois depuis toutes ces années, la famille entière fut réunie quand Alexandre, son épouse et leur enfant arrivèrent en compagnie de Françoise et des siens. Les jours qui suivirent furent sans contredit les plus beaux de ma vie.
    Je pus enfin m’asseoir avec les miens et profiter à plein de leur présence et du récit de leur vie. Fanchère, que je connaissais à peine, se révéla être un homme honnête, intrépide et courageux. Il me raconta comment, avec Isabelle, ils avaient quitté Verchères pour gagner la Louisiane.
    â€” Nous nous sentions coupables de partir comme ça, en cachette. Isabelle, surtout, qui répétait sans cesse qu’elle n’aurait jamais dû faire ça à sa mère…
    â€” Vous auriez pu, en effet, nous faire part de vos projets.
    â€” Oui, sans doute, mais nous n’aurions pas obtenu votre consentement… Et Isabelle n’était pas majeure… En Louisiane, notre vie n’a jamais été de tout repos, mais à présent nous avons notre maison et nous pouvons vivre, sinon à l’aise, du moins sans craindre l’avenir.
    Il m’entretint ensuite en détail d’un peu tout ce qu’avait été leur vie jusque-là. Fanchère me dit à quel point Isabelle l’avait aidé lors de tous ses déplacements et quelle femme courageuse elle était. Je lui fis remarquer:
    â€” Avec un père et une mère comme les siens, elle a de qui tenir!
    Il s’empressa de la taquiner en lui disant:
    â€” Plus je parle à ton père, plus je me rends compte que tu n’as guère de mérite en ce que tu fais.
    Isabelle lui dit:
    â€” Veux-tu bien me dire de quoi vous parlez?
    Il me lança un clin d’œil.
    â€” C’est un secret entre hommes.
    Je vis Isabelle froncer les sourcils, puis l’entendis dire d’un air quelque peu contrarié:
    â€” Eh bien, gardez-le pour vous. Quand on sait ce que valent vos secrets…
    Avec Fanchère, je ris de sa réplique, mais non sans admirer ma fille qui avait su traverser mille épreuves pour devenir ce qu’elle était, une femme appréciée et une mère adorée par ses enfants.

    Ã€ la suite du départ d’Isabelle, d’Alexandre et de Françoise, le manoir reprit sa routine de tous les jours. Après avoir longuement causé avec Justine, je me rendis compte que malgré mon âge vénérable, il me fallait trouver quelque chose pour m’occuper. Dès lors, je me mis à la rédaction de ce récit, mais je commençai également à me livrer à un passe-temps plutôt inusité, alors que j’étais de passage à Québec. En trouvant par hasard dans la falaise, au bas du Cap-aux-Diamants, ce qu’on me dit être un cristal de quartz, j’appris que le cap devait son nom aux nombreux cristaux qui y brillaient quand les Français découvrirent Québec.
    Ma curiosité fut piquée de telle sorte que je voulus connaître l’origine des noms des endroits où nous habitions. J’appris bien vite que bon nombre de noms, comme par exemple celui de Québec, venaient de l’appellation que lui avaient donnée les indigènes. Ainsi, Québec signifiait «Là où c’est obstrué» ou, en d’autres termes, «Là où ça se referme», ou mieux encore «Là où le fleuve rétrécit». J’eus donc la curiosité de chercher la signification d’autres noms et je me mis en tête d’en constituer un genre de dictionnaire ou de lexique. Je vous ferai grâce de tout ce que j’ai relevé. Je veux simplement signaler