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le monde à peu près

le monde à peu près

Titel: le monde à peu près
Autoren: Jean Rouaud
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révolution prolétarienne saura
reconnaître les siens, mais, quand la pensée mongo-aoustinienne éclairera le
monde, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour empêcher qu’on rase ta
belle chevelure, ma Théo chérie. Ou peut-être la ramas-serais-je pour y enfouir
la face, revisiter à travers son parfum les heures bénies de notre nuit commune
en pleurant sur mon bel amour perdu. Mais ne te fatigue pas à me raconter en
prenant des gants ce qui crève les yeux, rejoins vite ton hidalgo, et ne
t’inquiète pas pour moi, j’ai de beaux souvenirs, et pour longtemps. Avec bien
moins, quelques images floues d’une jolie noyée, j’ai meublé de longues années
ma rêverie. Tu devines alors qu’avec ce que tu m’as donné j’ai de quoi tenir
une éternité.
    Tu me donneras des nouvelles de Jean-Arthur ? Je n’y
manquerai pas, Théo, mais je crains que son histoire désormais ne finisse pas
au mieux, que ses projets matrimoniaux avec la sœur de son camarade ne tombent
à l’eau. Mais il faut que tu me laisses à présent, j’ai à pleurer.
    Cette manie des larmes – l’occasion était
belle : un chagrin d’amour, du moins on ne pouvait nier un air de
ressemblance –, elles ne se firent pas prier pour couler, sûres de leur
légitimité, peu suspectes de sensiblerie, cette fois la cause était noble. Un
peu trop, peut-être, comme si elles profitaient de la situation, pompiers
toujours sur le qui-vive appelant de leur vœu un grand feu à éteindre, et peu
importe l’incendiaire, comme si leur zèle ne traduisait qu’un besoin
physiologique d’épanchement, qu’elles sautaient sur l’aubaine mais qu’au fond
elles se moquaient bien de ma peine. Du coup, ce soupçon d’insincérité, ce
réflexe de grandes tragédiennes, me faisait douter de la vraie nature de mes
sentiments. Car si, de là où j’étais, m’éloignant à pas lents de la grande
maison de pierre, courbant le dos sous le poids de mon affliction, je me
sentais l’âme d’un vieil aventurier, cœur brisé et peau tannée, je ne devais
pas perdre de vue que cette rencontre se résumait somme toute à deux soirées
(dont la première ne m’avait laissé aucun souvenir) encadrant une journée
pendant laquelle j’avais surtout lutté contre les effets dévastateurs des
mélanges gyfiens. Cela suffisait-il pour s’inventer une histoire ?
    Il subsistait un mystère cependant : qu’avais-je
raconté dans mon délire éthylique, que la belle, en dépit de mon attitude
cavalière, m’eût choisi pour confident ? Quels propos par moi tenus, entre
deux tentatives de baisers volés, l’avait convaincue de me dévoiler l’envers de
son décor d’yeux tristes ? Car rien ne la poussait le lendemain à
s’inquiéter de ma santé en accompagnant Gyf jusqu’à ma cellule, qui plus est à
y accomplir les gestes les plus humbles pour y faire place nette et effacer les
errements de la veille. Aussi improbable que cela pût paraître, elle avait
souhaité, elle, Théo, bonnets blancs yeux noirs, me revoir, moi, Jean-Arthur,
lunettes cyclopéennes. Ce qui signifie que dans ses pensées j’avais tenu,
quelques heures, le rôle inespéré de l’espéré. De là à prôner un dérèglement
alcoolisé des sens, c’était sans compter avec un lendemain cataclysmique et
jusqu’à la prochaine fois dissuasif. Mais, au final, car mon état naturel
l’avait naturellement déçu, c’était décevant de décevoir, de n’être pas
celui-là, l’hidalgo, par exemple, qui emporte. Je n’avais donc pas forcément
avantage à traîner les épaules basses dans le quartier, mettant pitoyablement
en scène ma prétendue peine d’amour. Mieux valait m’esquiver au plus vite,
d’autant que je ne les imaginais pas, pressés comme ils semblaient l’être tous
les deux de se retrouver, me suivre du regard jusqu’à ce que je m’évanouisse à
l’angle de la rue, à peu près certain que l’amitié franco-espagnole avait déjà
fait un grand pas en enjambant sans encombre la marche fatale.
    Plus que mes larmes, ce qui traduisait mon désenchantement,
c’était cet empressement à quitter les lieux, cette façon d’accélérer
progressivement l’allure jusqu’à bientôt courir, et de plus en plus vite, non
pas à en perdre haleine, car j’avais au contraire l’impression d’un souffle
inépuisable, d’effleurer à peine le trottoir, comme en rêve où il m’est si
facile de marcher en état d’apesanteur, m’élevant de
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