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Le hussard

Le hussard

Titel: Le hussard
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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personnelle, intime, qui ne concerne personne d’autre que lui.
À moins, bien sûr, qu’il n’extériorise cette sensation, ce qui commence déjà à
friser la lâcheté…
    — Ce mot, monsieur, l’interrompit Bourmont en fronçant le
sourcil dans une imitation réussie du colonel Letac, un hussard, hein, ne le
prononce, hum, jamais.
    — Exact. Eh bien, écartons-le ! Un hussard ne
connaît jamais la peur ; et s’il la connaît, il doit la garder
exclusivement pour lui, approuva Frédéric, suivant toujours le fil de sa
pensée. Mais que dire de l’autre peur, la peur légitime que le sort nous
empêche de gagner assez de gloire, assez d’honneur dans une bataille ?
    — Ah ! s’exclama Bourmont en levant les mains,
paumes ouvertes. Celle-là, c’est une peur que je respecte.
    — Eh bien, c’est d’elle qu’il s’agit ! conclut
Frédéric avec véhémence. Je te l’avoue sans rougir, j’ai peur que la pluie ou
quelque autre maudit incident n’ajourne la bataille ou m’empêche d’y prendre
part… Je crois… je crois qu’un homme comme toi, ou comme moi, ne se justifie,
ne trouve sa raison d’être, que s’il chevauche le pistolet dans une main et le
sabre dans l’autre, en criant « Vive l’Empereur ! »… Et puis,
dussé-je en avoir un peu honte, ajouta-t-il en baissant la voix, j’ai peur…
Bon, ce n’est peut-être pas le mot exact. Je suis inquiet à l’idée d’être venu
jusqu’ici pour tomber obscurément et sans gloire, assassiné sur un chemin
solitaire par la canaille paysanne, comme le pauvre Juniac, au lieu d’être tué
en chevauchant derrière l’aigle du régiment, à ciel ouvert et entouré de mes
camarades, d’un coup de sabre ou d’une balle dans la poitrine, debout, bien
campé sur mes étriers, l’arme à la main et la bouche pleine de sang, comme
meurent les hommes.
    Bourmont hocha lentement la tête, ses yeux bleus perdus dans
le souvenir de Juniac. Il était très pâle.
    — Oui, confessa-t-il d’une voix rauque, comme s’il se
parlait à lui-même. Moi aussi, j’ai cette peur-là.
    Ils gardèrent tous deux le silence un moment, plongés dans
leurs réflexions. Finalement, Bourmont fronça le nez et prit la flasque de
cognac.
    — Au diable ! s’exclama-t-il avec une vivacité
exagérée. Buvons les deux coups qui restent, camarade, et, pour demain,
remettons-nous-en à Dieu ou à l’intendance. À ta santé !
    Les gobelets métalliques tintèrent de nouveau, mais l’esprit
de Frédéric errait au loin, dans sa ville natale, près du lit où, six ans plus
tôt, agonisait son grand-père paternel. Malgré son jeune âge, Frédéric avait
perçu très clairement les plus petits détails du drame familial : la
maison dans l’ombre, volets fermés, les femmes pleurant dans le salon, les yeux
rougis de son père, redingote noire et expression grave sur sa face fleurie
d’honnête commerçant aisé. L’aïeul était dans son alcôve, légèrement relevé sur
les oreillers, ses mains décharnées et désormais sans force reposant sur
l’édredon. La maladie avait réduit son visage à un masque de peau jaune collé
aux os, dont émergeait le nez aquilin, extrêmement long et fin.
    « Il ne veut plus vivre. Il ne veut plus… » Ces
mots, presque un chuchotement, surpris sur les lèvres de sa mère, avaient
impressionné le jeune Frédéric. Le vieux Glüntz, commerçant strasbourgeois,
s’était retiré des affaires depuis une dizaine d’années, après avoir cédé le
négoce familial à son fils. Une maladie des articulations s’était emparée de
lui, le forçant à rester prostré sur son lit, et l’avait sourdement consumé
sans espoir de guérison et sans la consolation d’une mort rapide et peu
douloureuse. La fin approchait, certes, mais trop lentement. Et un jour, le
grand-père s’était lassé d’attendre : dès lors, il avait refusé d’avaler
toute nourriture, s’isolant du reste de la famille, sans prononcer un mot ni
esquisser le moindre mouvement, prêt à accueillir au plus vite cette mort qui
se faisait tant prier. À ses derniers instants, dans cette alcôve plongée dans
l’ombre, le vieux Glüntz ne montrait plus, face à la peine et aux souffrances
des siens, enfants, bru, petits-enfants et parents, qu’une tranquille et
silencieuse indifférence. Le cycle de sa vie, tout ce qu’il pouvait attendre du
monde, s’était épuisé. Et le jeune Frédéric, avec son intuition enfantine,
avait su
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