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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade)
Autoren: Henri Barbusse
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oublier. Les hommes, c'est des choses qui pensent un peu, et qui, surtout, oublient. Voilà ce qu'on est.
    – Ni les autres, ni nous, alors ! Tant de malheur est perdu !
    Cette perspective vint s'ajouter à la déchéance de ces créatures comme la nouvelle d'un désastre plus grand, les abaisser encore sur leur grève de déluge.
    – Ah ! si on se rappelait ! s'écria l'un.
    – Si on s'rappelait, dit l'autre, y aurait plus d'guerre !
    Un troisième ajouta magnifiquement :
    – Oui, si on s'rappelait, la guerre serait moins inutile qu'elle ne l'est.
    Mais tout d'un coup, un des survivants couchés se dressa à genoux, secoua ses bras boueux et d'où tombait la boue, et, noir comme une grande chauve-souris engluée, il cria sourdement :
    – Il ne faut plus qu'il y ait de guerre après celle-là !
    Dans ce coin bourbeux où, faibles encore et impotents, nous étions assaillis par des souffles de vent qui nous empoignaient si brusquement et si fort que la surface du terrain semblait osciller comme une épave, le cri de l'homme qui avait l'air de vouloir s'envoler éveilla d'autres cris pareils :
    – Il ne faut plus qu'il y ait de guerre après celle-là !
    Les exclamations sombres, furieuses, de ces hommes enchaînés à la terre, incarnés de terre, montaient et passaient dans le vent comme des coups d'aile :
    – Plus de guerre, plus de guerre !
    – Oui, assez !
    – C'est trop bête, aussi… C'est trop bête, mâchonnaient-ils. Qu'est-ce que ça signifie, au fond, tout ça – tout ça qu'on n'peut même pas dire !
    Ils bafouillaient, ils grognaient comme des fauves sur leur espèce de banquise disputée par les éléments, avec leurs sombres masques en lambeaux. La protestation qui les soulevait était tellement vaste qu'elle les étouffait.
    – On est fait pour vivre, pas pour crever comme ça !
    – Les hommes sont faits pour être des maris, des pères des hommes, quoi ! pas des bêtes qui se traquent, s'égorgent et s'empestent.
    – Et tout partout, partout, c'est des bêtes, des bêtes féroces ou des bêtes écrasées. Regarde, regarde !
    … Je n'oublierai jamais l'aspect de ces campagnes sans limites sur la face desquelles l'eau sale avait rongé les couleurs, les traits, les reliefs, dont les formes attaquées par la pourriture liquide s'émiettaient et s'écoulaient de toutes parts, à travers les ossatures broyées des piquets, des fils de fer, des charpentes – et, là-dessus, parmi ces sombres immensités de Styx, la vision de ce frissonnement de raison, de logique et de simplicité, qui s'était mis soudain à secouer ces hommes comme de la folie.
    On voyait que cette idée les tourmentait : qu'essayer de vivre sa vie sur la terre et d'être heureux, ce n'est pas seulement un droit, mais un devoir – et même un idéal et une vertu ; que la vie sociale n'est faite que pour donner plus de facilité à chaque vie intérieure.
    – Vivre !…
    – Nous !… Toi… Moi…
    – Plus de guerre. Ah ! non… C'est trop bête !… Pire que ça, c'est trop…
    Une parole vint en écho à leur vague pensée, à leur murmure morcelé et avorté de foule… J'ai vu se soulever un front couronné de fange et la bouche a proféré au niveau de la terre :
    – Deux armées qui se battent, c'est comme une grande armée qui se suicide !
    – Tout de même, qu'est-ce que nous sommes depuis deux ans ? De pauvres malheureux incroyables, mais aussi des sauvages, des brutes, des bandits, des salauds.
    – Pire que ça ! mâcha celui qui ne savait employer que cette expression.
    – Oui, je l'avoue !
    Dans la trêve désolée de cette matinée, ces hommes qui avaient été tenaillés par la fatigue, fouettés par la pluie, bouleversés par toute une nuit de tonnerre, ces rescapés des volcans et de l'inondation entrevoyaient a quel point la guerre, aussi hideuse au moral qu'au physique, non seulement viole le bon sens, avilit les grandes idées, commande tous les crimes – mais ils se rappelaient combien elle avait développé en eux et autour d'eux tous les mauvais instincts sans en excepter un seul : la méchanceté jusqu'au sadisme, l'égoïsme jusqu'à la férocité, le besoin de jouir jusqu'à la folie.
    Ils se figurent tout cela devant leurs yeux comme tout à l'heure ils se sont figurés confusément leur misère. Ils sont bondés d'une malédiction qui essaye de se livrer passage et d'éclore en paroles. Ils en geignent ; ils en vagissent. On dirait qu'ils
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