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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade)
Autoren: Henri Barbusse
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la guerre… Et c'est ça partout. Qu'est-ce qu'on est, nous autres, et qu'est-ce que c'est, ici ? Rien du tout. Tout ça qu'tu vois, c'est un point. Dis-toi bien qu'il y a ce matin dans le monde trois mille kilomètres de malheurs pareils, ou à peu près, ou pires.
    – Et puis, dit le camarade qui était à côté de nous – et qu'on ne reconnaissait pas, même à la voix qui sortait de lui – demain ça r'commencera. Ça avait bien r'commencé avant-hier et les autres jours d'avant !
    Le chasseur, avec effort, comme s'il déchirait le sol, arracha son corps de la terre où il avait moulé une dépression semblable à un cercueil suintant, et il s'assit dans ce trou. Il cligna des yeux, secoua sa figure frangée de vase, pour la nettoyer, dit :
    – On s'en tirera cette fois-ci encore. Et qui sait, p't'êt' que demain aussi on s'en tirera ! Qui sait ?
    Paradis, le dos plié sous des tapis de terreau et de glaise, cherchait à rendre l'impression que la guerre est inimaginable, et incommensurable dans le temps et l'espace.
    – Quand on parle de toute la guerre, songeait-il tout haut, c'est comme si on n'disait rien. Ça étouffe les paroles. On est là, à r'garder ça, comme des espèces d'aveugles…
    Une voix de basse roula un peu plus loin :
    – Non, on n'peut pas s'figurer.
    À cette parole un brusque éclat de rire se déchira.
    – D'abord, comment, sans y avoir été, s'imaginerait-on ça ?
    – I' faudrait être fou ! dit le chasseur.
    Paradis se pencha sur une masse étendue, répandue, à côté de lui.
    – Tu dors ?
    – Non, mais j'bouge pas, barbota aussitôt une voix étouffée et terrorisée qui sourdait de la masse, couverte d'une housse limoneuse épaisse et si bossuée qu'elle semblait piétinée. J'vas t'dire : j'crois qu'j'ai l'ventre crevé. Mais j'en suis pas sûr, et j'ose pas l'savoir.
    – On va voir…
    – Non, pas encore, dit l'homme. J'voudrais rester encore un peu comme ça.
    Les autres ébauchaient des mouvements en clapotant, se traînant sur les coudes, rejetant l'infernale couverture pâteuse qui les écrasait. La paralysie du froid se dissipait petit à petit parmi cette grappe de suppliciés, bien que la clarté ne progressât plus sur la grande mare irrégulière où descendait la plaine. La désolation continuait, non le jour.
    L'un de nous qui parlait tristement, comme une cloche, dit :
    – T'auras beau raconter, s'pas, on t'croira pas. Pas par méchanceté ou par amour de s'ficher d'toi, mais pa'ce qu'on n'pourra pas. Quand tu diras plus tard, si t'es encore vivant pour placer ton mot : « On a fait des travaux d'nuit, on a été sonnés, pis on a manqué s'enliser », on répondra : « Ah ! » ; p'têt' qu'on dira : « Vous n'avez pas dû rigoler lourd pendant l'affaire. » C'est tout. Personne ne saura. I' n'y aura qu'toi.
    – Non, pas même nous, pas même nous ! s'écria quelqu'un.
    – J'dis comme toi, moi : nous oublierons, nous… Nous oublions déjà, mon pauv'vieux !
    – Nous en avons trop vu !
    – Et chaque chose qu'on a vue était trop. On n'est pas fabriqué pour contenir ça… Ça fout l'camp d'tous les côtés ; on est trop p'tit.
    – Un peu, qu'on oublie ! Non seulement la durée de la grande misère qui est, comme tu dis, incalculable, depuis l'temps qu'elle dure : les marches qui labourent et r'labourent les terres, talent les pieds, usent les os, sous le poids de la charge qui a l'air de grandir dans le ciel, l'éreintement jusqu'à ne plus savoir son nom, les piétinements et les immobilités qui vous broient, les travaux qui dépassent les forces, les veilles, sans bornes, à guetter l'ennemi qui est partout dans la nuit, et à lutter contre le sommeil – et l'oreiller de fumier et de poux. Mais même les sales coups où s'y mettent les marmites et les mitrailleuses, les mines, les gaz asphyxiants, les contre-attaques. On est plein de l'émotion de la réalité au moment, et on a raison. Mais tout ça s'use dans vous et s'en va, on ne sait comment, on ne sait où, et i' n'reste plus qu'les noms, qu'les mots de la chose, comme dans un communiqué.
    – C'est vrai, c'qu'i' dit, fit un homme sans remuer la tête dans sa cangue. Quand j'sui' été en permission, j'ai vu qu'j'avais oublié bien des choses de ma vie d'avant. Y a des lettres de moi que j'ai relues comme si c'était un livre que j'ouvrais. Et pourtant, malgré ça j'ai oublié aussi ma souffrance de la guerre. On est des machines à
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