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Le Feu (Journal d'une Escouade)

Le Feu (Journal d'une Escouade)

Titel: Le Feu (Journal d'une Escouade)
Autoren: Henri Barbusse
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dans l'eau, au milieu de cette paralysie fantastique du monde. On ne tire pas… Pas d'obus, parce qu'ils n'éclateraient pas. Pas de balles, parce que les hommes…
    Les hommes, où sont les hommes ?
    Peu à peu, on les voit. Il y en a, non loin de nous, qui dorment affalés, enduits de boue des pieds à la tête, presque changés en choses.
    À quelque distance, j'en distingue d'autres, recroquevillés et collés comme des escargots le long d'un talus arrondi et à demi résorbé par l'eau. C'est une rangée immobile de masses grossières, de paquets placés côte à côte, dégoulinant d'eau et de boue, de la couleur du sol auquel ils sont mêlés.
    Je fais un effort pour rompre le silence ; je parle, je dis à Paradis qui regarde aussi de ce côté :
    – Sont-ils morts ?
    – Tout à l'heure on ira voir, dit-il à voix basse. Restons là encore un peu. Tout à l'heure on aura le courage d'y aller.
    Tous les deux on se regarde et on jette les yeux sur ceux qui sont venus s'abattre ici. On a des figures tellement lassées que ce ne sont plus des figures ; quelque chose de sale, d'effacé et de meurtri, aux yeux sanglants, en haut de nous. Nous nous sommes vus sous tous les aspects, depuis le commencement – et pourtant, nous ne nous reconnaissons plus.
    Paradis détourne la tête, regarde ailleurs.
    Tout à coup, je le vois qui est saisi d'un tremblement. Il étend un bras énorme, encroûté de boue :
    – Là… là… fait-il.
    Sur l'eau qui déborde d'une tranchée au milieu d'un terrain particulièrement hachuré et raviné, flottent des masses, des récifs ronds.
    Nous nous traînons jusque-là. Ce sont des noyés.
    Leurs têtes et leurs bras plongent dans l'eau. On voit transparaître leurs dos avec les cuirs de l'équipement, vers la surface du liquide plâtreux et leurs cottes de toile bleue sont gonflées, avec les pieds emmanchés de travers sur ces jambes ballonnées, comme les pieds noirs boulus adaptés aux jambes informes des bonshommes en baudruche. Sur un crâne immergé, des cheveux se tiennent droit dans l'eau comme des herbes aquatiques. Voici une figure qui affleure : la tête est échouée contre le bord, et le corps disparaît dans la tombe trouble. La face est levée vers le ciel. Les yeux sont deux trous blancs ; la bouche est un trou noir. La peau jaune, boursouflée, de ce masque apparaît molle et plissée, comme de la pâte refroidie.
    Ce sont les veilleurs qui étaient là. Ils n'ont pas pu se dépêtrer de la boue. Tous leurs efforts pour sortir de cette fosse à l'escarpement gluant qui s'emplissait d'eau, lentement, fatalement, ne faisaient que les attirer davantage au fond. Ils sont morts cramponnés à l'appui fuyant de la terre.
    Là sont nos premières lignes, et là les premières lignes allemandes, pareillement silencieuses et refermées dans l'eau.
    Nous allons jusqu'à ces molles ruines. On passe au milieu de ce qui était hier encore la zone d'épouvante, dans l'intervalle terrible au seuil duquel a dû s'arrêter l'élan formidable de notre dernière attaque – où les balles et les obus n'avaient pas cessé de sillonner l'espace depuis un an et demi, et où, ces jours-là, leurs averses transversales se sont furieusement croisées au-dessus de la terre, d'un horizon à l'autre.
    C'est maintenant un surnaturel champ de repos. Le terrain est partout taché d'êtres qui dorment, ou qui, s'agitant doucement, levant un bras, levant la tête, se mettent à revivre, ou sont en train de mourir.
    La tranchée ennemie achève de sombrer en elle-même dans le fond de grands vallonnements et d'entonnoirs marécageux, hérissés de boue, et elle y forme une ligne de flaques et de puits. On en voit, par places, remuer, se morceler et descendre les bords qui surplombaient encore. À un endroit, on peut se pencher sur elle.
    Dans ce cycle vertigineux de fange, pas de corps. Mais, là, pire qu'un corps, un bras, seul, nu et pâle comme la pierre, sort d'un trou qui se dessine confusément dans la paroi à travers l'eau. L'homme a été enterré dans son abri et n'a eu que le temps de faire jaillir son bras.
    De tout près, on remarque que des amas de terre alignés sur les têtes des remparts de ce gouffre étranglé sont des êtres. Sont-ils morts ? dorment-ils ? On ne sait pas. En tout cas, ils reposent.
    Sont-ils Allemands ou Français ? On ne sait pas.
    L'un d'eux a ouvert les yeux et nous regarde en balançant la tête. On lui
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