Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le chat botté

Le chat botté

Titel: Le chat botté
Autoren: Patrick Rambaud
Vom Netzwerk:
remplir les poches.
    Le froid piquait, à l’intérieur de la voiture; de la buée sortait de leurs bouches en même temps que leurs paroles. Ils s’arrêtèrent devant le Luxembourg, l’ancien château de Marie de Medicis, descendirent tous de leurs calèches; sans se saluer, ils entrèrent ensemble dans le palais : plus un meuble, plus un carreau, plus une bougie, les dorures s’en allaient par plaques, les bois moisissaient; en traversant ces longues salles désolantes qui avaient servi de prison pendant les jours noirs de la Terreur, ils devinaient les ombres des girondins, de Danton, de Robespierre. Au Petit-Luxembourg attenant, qui avait hébergé le comte de Provence avant son exil italien, ils ne trouvèrent que des appartements pareillement dévastés, mais un bonhomme au visage gris comme sa redingote accourut en trottinant :
    — Citoyens Directeurs, je suis Dupont, le concierge.
    — Tu vis seul, ici ? demanda Barras.
    — Eh oui...
    — Montre-nous un endroit où nous pouvons nous réunir tout de suite.
    Le concierge solitaire conduisit ces messieurs dans l’une des rares pièces dont on pouvait fermer la porte, mais elle était dépourvue de mobilier et les cinq maîtres de la France, debout, se gelaient. Dupont jeta trois bûches dans la cheminée de pierre et voulut commencer l’installation en allumant un feu.
    — Laisse, dit Delormel, je m’occupe de la flambée.
    — Va plutôt nous dégotter une table et de quoi nous asseoir, dit Barras.
    — Et du papier, et de l’encre, dit Carnot.
    — J’y vais, citoyens, j’y cours. Du papier à lettre suffira ?
    — Pour notre premier procès-verbal, nous saurons nous en contenter.
    A quatre pattes devant l’âtre, le gros Delormel battait le briquet pour enflammer les bûches, il y réussit mais le bois était humide et fumait. Les Directeurs se regardaient par en dessous. Dupont revint en tirant une table, repartit, apporta des chaises de paille. Barras semblait le plus à l’aise. Lazare Carnot, blême, sec, autoritaire, marqué de petite vérole, paraissait impatient de se mettre au travail sans trop de préliminaires; il avait une réputation de probité mais on le disait rêveur. L'homme était ambigu. Partisan de l’offensive à la baïonnette, organisateur des armées, simple capitaine du génie qui commandait aux généraux, il écrivait à ses heures des chansons pastorales inspirées de Rousseau : « Venez, venez, jeunes bergers... »
    Le citoyen La Révellière-Lépeaux figurait un bucolique triste, que l’étude des plantes consolait de la fréquentation des hommes. Ce magistrat aux yeux globuleux et aux cheveux longs, avec un nez écrasé, ressemblait à un bouchon monté sur des épingles car il avait des jambes grêles et une bosse sur le dos. Cette difformité expliquait son aversion des prêtres : un abbé Perraudeau lui avait enseigné Virgile à coups de trique et il en gardait un corps de Polichinelle. Son frère, ses cousines, son premier amour avaient été guillotinés mais il demeurait un républicain fervent et rêvait à l’Etre suprême. Jean-François Rewbell, enfin, rougeaud et carré, un avocat de Colmar, homme d’affaires énergique, c’est-à-dire accusé de vols mais sans preuves, s’était hélas affublé d’adjoints dont les noms seuls définissaient un programme malencontreux : Rapinat, Forfait et Grugeon.
    Ils se haïssaient les uns les autres.
    Pour Carnot, Barras était un Caligula prêt à se vendre, le patron des nobles tarés, et il traitait La Révellière-Lépeaux, qu’on surnommait Laid-Peau, de puant, difforme, hypocrite, immoral. La Révellière de son côté voyait en Carnot un individu féroce et cruel, dissimulé, vaniteux, Delormel un parvenu ridicule, Barras un débauché. Rewbell ? Pour Carnot c’était un chapardeur... Ces braves gens allaient pourtant se retrouver chaque jour dans un salon du premier étage pour gouverner le pays, travaillant parfois seize heures d’affilée parmi les insultes et les menaces :
    — Foutre gueux !
    — Fichu coquin !
    — Scélérat!
    — Traître !
    — Ivrogne !
    Rose et le général s’invitaient. Elle venait dîner à l’Etat-Major et il la retrouvait rue Chantereine. Ils s’observaient, ils s’envoyaient des billets courtois, ils se jugeaient. Il la voyait intrigante, parfois agaçante mais agréable. Elle le trouvait grossier, avec des mots blessants quand il parlait des femmes, elle n’éprouvait pour lui que des sentiments tièdes.
Vom Netzwerk:

Weitere Kostenlose Bücher