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L'armée perdue

L'armée perdue

Titel: L'armée perdue
Autoren: Valerio Manfredi
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mot si compliqué que je ne parvins même pas à le mémoriser. Je lui dis que je me prénommais Abira, et il répéta “Abira” sans aucune difficulté.
    « Je me rappelle chaque instant de cette nuit-là, le murmure du fleuve, le bruissement des feuilles, chaque baiser et chaque caresse, car je savais que je ne connaîtrais jamais plus rien de tel.
    « Je rentrai chez moi avant l’aube, avant que ma mère se réveille.
    « Alors que je me glissais sous la couverture, j’entendis un étrange bruit : le piétinement de milliers de sabots sur les pavés, des soufflements et des hennissements, le roulement des chars de guerre. L’armée avait levé le camp, elle partait !
    « J’entrouvris la fenêtre dans l’espoir de voir mon bien-aimé une dernière fois et observai le défilé monotone des fantassins et des cavaliers, des mules, des ânes et des chameaux. En vain.
    « Je le cherchai du regard parmi les mystérieux guerriers à cape rouge, mais leur visage disparaissait sous un casque de forme étrange, grotesque, et l’on ne distinguait que leurs yeux et leur bouche. Impossible de le reconnaître, en admettant qu’il se trouvât dans leurs rangs. Je rassemblai mon courage et sortis, m’appuyant au mur de la maison : si je ne le voyais pas, il me verrait peut-être, me parlerait, ou m’adresserait un signe de salut, et je le regarderais jusqu’à ce qu’il disparaisse de mon champ de vision.
    « Ce ne fut pas le cas.
    « Je retournai m’allonger sur ma natte et pleurai en silence.
    « L’armée défila pendant des heures, et les villageois se disposèrent de chaque côté de la route afin de savourer ce spectacle imposant. Les vieillards le compareraient ensuite à ce qu’ils avaient vu dans leur jeunesse et les jeunes le mémoriseraient avant de le raconter à leurs enfants. Pour ma part, je m’en moquais totalement : un seul de ces milliers d’hommes comptait à mes yeux, un seul était devenu vital.
    « Où allait cette armée ? Où apporterait-elle mort et destruction ? Je songeais à la cruauté, à la violence et à l’esprit sanguinaire des hommes. Si différents de nous, si différents des femmes. Mais le garçon qui était devenu mon amant avait un regard doux, une voix chaude et sonore : il n’avait rien à voir avec les autres, et notre séparation me causait un terrible chagrin.
    « Cela passera, me dis-je, je l’oublierai ainsi qu’il m’oubliera. Je trouverai d’autres raisons de vivre ; un jour, mes enfants me tiendront compagnie et donneront un sens à mon existence. Et peu importe qui sera leur père.
    « Bientôt, le vent souleva un nuage de poussière et l’armée disparut au loin, s’évanouissant dans la brume.
    « Toute la journée suivante, je sentis peser sur moi le regard de ma mère, soupçonneux et inquiet. Sans doute lui paraissais-je bizarre : mon attitude, mon aspect la troublaient. De temps à autre elle me demandait “Qu’est-ce que tu as ?”, moins pour obtenir une réponse que pour étudier ma réaction.
    « “Rien, répondais-je. Je n’ai rien.” Mais ma voix, qui risquait à chaque instant de se briser, démentait mes propos.
    « Le vent se calma en fin d’après-midi. Je m’emparai de mon amphore et allai chercher de l’eau au puits. Je m’y rendis plus tard que de coutume, car je ne voulais pas y trouver mes amies : leurs bavardages et leurs questions m’auraient insupporté. Le soleil touchait presque l’horizon lorsque j’y arrivai. Je puisai de l’eau et m’assis sur un tronc de palmier sec. La solitude et le silence me réconfortaient un peu, apaisaient le tumulte de mon âme. Je pleurai en silence, espérant que mes larmes me libéreraient de mon chagrin. Une longue file de grues migrant vers le sud traversaient le ciel, le remplissant de leurs plaintes.
    « J’aurais aimé être l’une d’elles.
    « La nuit tombait. J’installai l’amphore sur ma tête et m’acheminai vers le village.
    « Soudain je le vis devant moi.
    « Je pensai d’abord que c’était une hallucination, une vision que j’avais moi-même créée pour échapper à ma tristesse, mais je me trompais. Il avait sauté à terre, il venait à ma rencontre.
    « “Suis-moi. Maintenant”, dit-il dans ma langue.
    « J’étais stupéfaite. Il avait prononcé ces mots sans la moindre hésitation, sans la moindre erreur ! Mais quand je demandai : “Où irons-nous ? Puis-je dire au revoir à ma mère ?”, il secoua la tête. Il ne
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