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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév
Autoren: Victor Serge
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yeux agressifs pleins d'embruns, sa grande bouche légèrement asymétrique.
    – Je ne sais pas où je vais, mais je suis en route. Si la prochaine guerre ne nous transforme pas tous en charognes, mon vieux, je ne sais pas ce que nous ferons, mais ce sera fabuleux. Si nous crevons, nous ferons pousser sur la terre une végétation inouïe. Je n'ai pas un rond, bien entendu, mes semelles s'en vont toutes seules, bien entendu, et caetera, mais je suis content.
    – L'amour ?
    – Bien entendu.
    Le rire de Kostia secoua le lit, secoua Romachkine des orteils aux sourcils, fit frémir la muraille, se répercuta dans la chambrette en ondes dorées.
    – Ne t'effraie pas, Romachkine, vieux frère, si je te parais ivre. Je suis plus saoul quand je suis tout à fait à jeun, mais alors je deviens quelque fois enragé… Tu t'en souviens, j'avais plaqué le métro, ce travail de taupes industrielles sous l'asphalte de Moscou, entre la morgue et le bureau des Jeunesses. Je voulais de l'air. J'en avais marre de leur discipline. J'en ai, de la discipline, à revendre, moi, elle est en moi, ma discipline. Je suis parti. À Gorki, j'ai travaillé à la fabrique d'autos : sept heures devant la machine. Je consentais à devenir une brute, à la longue, pour donner des camions au pays. J'allais voir sortir les voitures finies, toutes luisantes, toutes neuves, c'est plus beau, plus propre que la naissance de l'homme, je t'assure. De me dire que nous les avions faites de nos mains et qu'elles rouleraient peut-être en Mongolie pour apporter des cigarettes et des fusils à des peuples opprimés, je me sentais fier, j'étais heureux de vivre. Bon. Dispute avec un technicien qui voulait me faire nettoyer mon outillage après l'heure. Qu'est-ce que tu crois, lui ai-je dit, que le salariat n'existe plus ? Faut entretenir les nerfs et les muscles de l'ouvrier, autant que les machines. Bonsoir, j'ai pris le train, ils allaient m'accuser de trotskysme, ces imbéciles, mais tu sais ce que ça vaut : trois ans dans les mines de Karaganda, merci beaucoup. Connais-tu la Volga, vieux ? J'ai travaillé à bord d'un remorqueur, charbonnier puis mécano. Nous halions des chalands jusqu'à la Kama. Là les rivières deviennent hautes, on oublie les villes, la lune monte au-dessus des forêts abruptes, une immense armée végétale veille nuit et jour et tu l'entends qui t'appelle insidieusement : La vraie vie, c'est la nôtre – si tu ne bois pas une coupe de ce silence, avec les bêtes des bois, jamais tu ne connaîtras tout ce qu'un homme doit connaître. J'ai trouvé un remplaçant dans un village komi et je me suis fait embaucher par le trust régional des forêts. « Faire n'importe quoi, le plus loin possible, dans les bois les plus perdus ! », ai-je dit à ces bureaucrates provinciaux. Ça leur a plu. Ils m'ont fait faire l'inspection des postes de forestiers et la milice m'a inscrit pour la lutte contre le banditisme. J'ai découvert dans une forêt du bout du monde, entre la Kama et la Vytchega, un village de vieux-croyants et de sorciers qui avaient fui devant la statistique. Ils avaient pris le grand recensement pour une manœuvre diabolique, ils s'étaient dit qu'on allait leur prendre les terres une fois de plus, leur prendre les hommes pour la guerre, apprendre de force à lire aux vieilles femmes pour leur enseigner la science du Malin. Ils récitaient le soir l'Apocalypse. Ils chantaient aussi que tout est corrompu sur la terre et qu'il ne reste aux hommes de cœur pur que la patience et que la patience va se rompre ! Et qu'adviendra-t-il ? leur demandais-je. « Ce sera le retour de l'An Mil. » Ils m'offrirent de demeurer avec eux, j'en fus tenté à cause d'une belle fille, elle était vigoureuse comme un arbre, émouvante et pure comme l'air des forêts, mais elle me disait qu'elle voulait surtout un enfant et que j'avais connu trop de machines pour vivre longtemps avec elle, et qu'elle n'avait pas confiance en moi… Je suis reparti, Romachkine, pour ne pas rester là jusqu'à leur jugement dernier ou jusqu'à l'idiotie complète… Les Anciens m'ont demandé de leur envoyer, par des frères qu'ils ont à la ville, des journaux récents, un traité d'agronomie, et de leur écrire « si la statistique était passée » sans guerres ni spoliations ni inondations… Veux-tu que nous allions vivre avec eux, Romachkine ? Je suis seul à connaître les chemins des forêts de la Syssolda. Les bêtes des bois ne me font pas de mal, j'ai
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