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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév
Autoren: Victor Serge
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violemment à elle cette tête vigoureuse en proie à l'inquiétude.
    Le camarade Fleischman employa la journée au classement définitif des dossiers de l'affaire Toulaév. C'étaient des milliers de pages rassemblées en plusieurs volumes. La vie humaine s'y reflétait de même que la faune et la flore terrestres se retrouvent, sous des formes ténues et monstrueuses dans une goutte d'eau stagnante étudiée au microscope. Certaines pièces devaient aller aux archives du parti ; d'autres compléter des dossiers de la Sûreté, du C.C., du Secrétariat général, du Service secret à l'étranger. Quelques-unes devaient être brûlées en présence d'un représentant du C.C. et du camarade Gordéev, haut-commissaire adjoint à la Sûreté. Fleischman s'enferma seul avec ces paperasses numérotées qu'environnait une odeur de mort. La note du service des opérations spéciales sur l'exécution des trois condamnés par les hommes de confiance du détachement d'élite ne mentionnait qu'un détail précis, l'heure : 0 h 1, 0 h 15, 0 h 18. La grande affaire aboutissait au moment zéro de la nuit.
    Parmi les pièces insignifiantes annexées au dossier Toulaév depuis la fin de l'instruction (rapports sur des conversations tenues dans les lieux publics, au cours desquelles le nom de Toulaév aurait été mentionné, dénonciations concernant le meurtre d'un ignénieur Boutaév, du service des Eaux de Krasnoyarsk, communications de la milice criminelle sur l'assassinat d'un certain Moutaév à Leninakan – et autres documents que l'on eût pensé apportés au hasard par une crue des eaux, par le vent, par la sottise et la médiocre folie de la loi des grands nombres), Fleischman trouva une enveloppe grise, timbrée de la gare de Moscou-Yaroslavl simplement adressée « Au citoyen juge d'Instruction chargé d'instruire l'affaire Toulaév. » Un papier joint indiquait : « Transmis à la camarade Zvéréva ». Un autre papier ajoutait « Zvéréva : mise aux arrêts de rigueur jusqu'à nouvel ordre. Transmettre au camarade Popov. » La perfection administrative eût exigé à cet endroit une troisième note sur le destin en suspens du camarade Popov. Quelqu'un de prudent s'était contenté d'écrire sur l'enveloppe, à l'encre rouge : Classement général. « C'est moi le classement général », pensa Fleischman avec une nuance de mépris pour lui-même. Il coupa nonchalamment le bord de l'enveloppe. Celle-ci contenait une lettre manuscrite, sans signature, écrite sur une double page de cahier d'écolier.
    « Citoyen ! Je vous écrit par obligation de conscience et souci de la vérité… »
    Bon, un de plus qui dénonce son prochain ou s'abandonne avec délectation à son petit délire stupide… Fleischman sauta le milieu de l'épître pour aller à la conclusion, non sans observer que l'écriture en était ferme et jeune, comme d'un paysan instruit, dépourvue de style et presque de ponctuation. Le ton était direct – et le haut fonctionnaire de la Sûreté fut pris à la gorge.
    « Je ne signerai pas. Des innocents ayant inexplicablement payé pour moi, je ne puis plus rien réparer. Croyez que si j'avais été informé à temps sur cette erreur judiciaire, je vous aurais apporté ma tête innocente et coupable. J'appartiens corps et âme à notre grand pays, à notre magnifique avenir socialiste. Si j'ai commis un crime presque sans y penser, ce dont je ne peux pas me rendre clairement compte car nous vivons à une époque où le meurtre de l'homme par l'homme est chose coutumière et sans doute est-ce la nécessité de la dialectique historique et sans doute le pouvoir des travailleurs qui verse tant de sang le verse-t-il pour le bien des hommes et n'ai-je été moi aussi que l'instrument moins qu'à demi conscient de cette nécessité historique, si j'ai induit en erreur des juges plus instruits et plus conscients que moi qui ont commis un plus grand crime en croyant eux aussi servir la justice, je ne puis maintenant que vivre et travailler librement de toutes mes forces pour la grandeur de notre patrie soviétique… »
    Fleischman reprit la lettre par le milieu :
    « Seul, ignoré du monde, ignorant moi-même l'instant précédent ce que j'allais faire, j'ai tiré sur le camarade Toulaév que je détestais sans le connaître depuis l'épuration des écoles supérieures. Je vous assure qu'il avait fait à notre sincère jeunesse un mal incommensurable, qu'il nous avait menti sans cesse, qu'il avait bassement
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