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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév
Autoren: Victor Serge
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pour toi, et tu n'y pouvais rien, n'est-ce pas ? Tu as voté avec pitié, c'est bien. J'ai fait comme toi, l'an passé. Que pourrions-nous faire d'autre ?
    Il sembla à Romachkine que ses mains devenaient plus légères. Filatov le fit entrer chez lui, ils burent un verre de thé et mangèrent des concombres salés avec du pain noir. Ils se touchaient tant la chambrette était exiguë. De cette proximité naissait une plus grande intimité. Filatov mit sous la lampe le livre ouvert d'Eddington. Et :
    – Sais-tu ce que c'est qu'un électron ?
    – Non.
    Romachkine discerna dans le regard du cardeur-matelassier plus de compassion que de reproche. Avoir une longue vie derrière soi, et ne pas savoir cela !
    – Permets-moi de te l'expliquer. Chaque atome de matière est un système sidéral…
    L'univers et l'homme sont faits d'étoiles, les unes infiniment petites, les autres infiniment grandes, la figure 17 de la page 45 le démontrait clairement. Romachkine suivit mal l'admirable démonstration, car il continuait à penser aux trois fusillés, à sa main levée pour leur mort, si lourde à ce moment-là, redevenue légère (c'était singulier) pour avoir confronté la pitié avec les machines et les astres.
    Un enfant pleura dans la cour voisine, la boutique des cordonniers s'éteignit, un couple se noua, aux limites de l'invisible, contre la grille de l'église. Filatov reconduisit son ami jusqu'à l'autre bout de la place. Romachkine alla vers la grille. Filatov, avant de rentrer chez lui, s'arrêta sans raison et regarda le sol noir. Qu'avons-nous fait de la pitié dans cette mécanique humaine ? Trois fusillés encore… Ils sont plus nombreux que les étoiles puisqu'il n'y a pas plus de trois mille étoiles visibles dans l'hémisphère nord. Si ces trois hommes ont tué, n'ont-ils pas eu de profondes raisons de tuer, rattachées aux lois éternelles du mouvement ? Ces raisons, qui les a pesées ? Pesées sans haine ? Filatov eut pitié des juges : les juges doivent souffrir entre tous… La vue du couple noué dans les ténèbres, ne formant qu'un seul être en vertu de l'attraction éternelle, le consola. C'est bon de voir vivre des jeunes quand on est soi-même au déclin de la vie. Ils ont un demi-siècle devant eux, en moyenne : ils verront peut-être la vraie justice, au temps des machines transparentes. Il faut beaucoup d'engrais pour féconder les terres fatiguées. Qui sait combien de fusillés sont encore nécessaires pour nourrir la terre russe ? Nous avons cru voir si clair devant nous au temps de la révolution, et nous voici replongés dans les ténèbres ; peut-être est-ce le châtiment de notre orgueil. Filatov entra, mit la barre de fer à sa porte, se dévêtit tristement. Il dormait à la lumière d'une veilleuse, sur un étroit matelas étendu sur des coffres. Les araignées commencèrent au plafond leurs périples nocturnes : ces bestioles noires aux longues pattes pareilles à des rayons se mouvaient lentement et il était tout à fait impossible de comprendre le sens de leurs mouvements. Filatov pensait aux juges et aux fusillés. Qui jugera les juges ? Qui les pardonnera ? Faut-les pardonner ? Qui les fusillera s'ils n'ont pas été justes ? Chaque chose viendra à son heure, nécessairement. Dessous terre, partout, sous la ville, sous les champs, sous la petite place noire où les amoureux continuaient sans doute leur entretien caressant, une multitude d'yeux luirent pour Filatov, aux confins de la visibilité, comme des étoiles de septième grandeur. « Ils attendent, ils attendent, murmurait Filatov, yeux innombrables, pardonnez-nous. »
    Romachkine, dans la blancheur indigente de sa chambre, fut repris par l'anxiété. Les bruits de l'appartement collectif battaient sans fin son réduit de silence : téléphones, musiques de la radio, voix d'enfants, roulements des eaux dans les cabinets, chuintement des réchauds à pétrole… Le ménage voisin, dont il n'était séparé que par une cloison en planches, discutait fiévreusement une affaire de revente de tissus. Romachkine passa sa chemise de nuit : déshabillé, il se sentait encore plus chétif que vêtu ; ses pieds nus avaient des doigts misérables, ridiculement écartés. Le corps de l'homme est laid – et si l'homme n'a que son corps, si la pensée n'est qu'une œuvre corporelle, comment ne serait-elle pas incertaine et débile ? Il se coucha dans des draps froids, grelotta un moment, tendit la main vers la planche à
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