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L'affaire Toulaév

Titel: L'affaire Toulaév
Autoren: Victor Serge
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sensation bienheureuse d'une chute. Le monde matériel se défaisait devant lui, les choses devenaient aériennes. Il suivit des rues d'un pas léger de coureur. Mais, dans sa tête, l'inquiétude déchaînait une sorte de tonnerre. « C'est pourtant moi qui… moi… » Il courut en se rapprochant de la maison où dormait Maria, comme il avait couru pendant cette nuit d'autrefois, cette nuit boréale, après l'explosion subite, au bout de son poing, d'une fleur noire bordée de flammes, tandis que retentissaient les coups de sifflet des miliciens… L'escalier noir de la seconde demeure fut aussi aérien. L'appartement communal n° 12 hébergeait trois familles et trois ménages dans sept chambres. Une ampoule de vingt-cinq bougies brûlait dans le corridor, accrochée tout près du plafond pour qu'il ne fût pas facile de la dévisser. Les murs étaient enfumés. Une machine à coudre attachée par une chaîne cadenassée à un coffre massif se reflétait dans le miroir lézardé du portemanteau. Des ronflements inégaux remplissaient la pénombre d'une vibration bestiale. La porte du water-closet s'entrebâilla, une grêle silhouette d'homme en pyjama flotta dans le fond du corridor et tout à coup heurta bruyamment d'indistinctes ferrailles. L'homme ivre rebondit vers la paroi opposée se cognant à une porte. Des voix coléreuses percèrent l'obscurité, l'une basse qui faisait : « Chchch » à travers du sommeil, l'autre véhémente, qui lança des injures : « … Espèce de voyou ! » Kostia rejoignait l'homme ivre au pyjama flottant et l'empoignait au collet :
    – Doucement, citoyen, ma femme dort à côté. Où est ta chambre ?
    – Le n° 4, dit l'ivrogne. Qui que vous êtes ?
    – Personne. Bronche pas. Fais pas de bruit ou je te casse amicalement la gueule.
    – C'est gentil… Tu prends un verre ?
    Kostia poussa du coude la porte du n° 4 et y jeta l'ivrogne qui alla choir mollement parmi des chaises renversées. Un objet en verre roula sur le plancher avant de se briser avec un joli tintement cristallin. Kostia trouvait à tâtons la porte du n° 7, un cabinet de débarras, en triangle, au plafond oblique et bas percé d'une lucarne. L'ampoule électrique y traînait au bout d'un long fil, sur le plancher, entre une pile de livres et une cuvette émaillée dans laquelle trempait un linge rose. Il n'y avait qu'une chaise défoncée et un étroit lit en fer sur lequel dormait Maria, couchée sur le dos, droite, le front levé, vaguement souriante. Kostia la contempla. Elle avait les joues roses et brûlantes, les narines larges, les sourcils tendus comme un double trait d'ailes minces, les cils adorables. Une épaule et un sein nus se dégageaient de la couverture ; sur la chair ambrée du sein, se posait une tresse d'un noir cuivré. Kostia embrassa ce sein nu. Maria ouvrit les yeux.
    – Toi !
    Il s'agenouilla auprès du lit, il lui prit les deux mains.
    – Maria, réveille-toi. Maria, regarde-moi. Maria, pense à moi…
    Elle ne souriait pas, mais elle était souriante tout entière.
    – Je pense à toi, Kostia.
    – Maria, réponds-moi. Si j'avais tué un homme il y a des siècles, il y a quelques jours ou quelques mois, par une nuit de neige tout à fait prodigieuse, sans le connaître, sans penser à le tuer, sans l'avoir voulu moi-même, volontairement pourtant, les yeux bien ouverts, la main ferme, parce qu'il faisait le mal au nom des idées justes, parce que j'étais plein de la souffrance des autres, parce que j'avais jugé sans le savoir en quelques secondes, moi pour beaucoup d'autres, moi inconnu pour des inconnus sans nom, pour tous ceux qui n'ont ni nom ni volonté, ni chance ni cette conscience en lambeaux que j'ai, Maria, que dirais-tu ?
    – Je te dirais, Kostia, qu'il faut mieux dominer tes nerfs, savoir exactement ce que tu fais et ne pas me réveiller pour me raconter de mauvais rêves… Embrasse-moi.
    Il reprit d'un ton suppliant :
    – Mais si c'était vrai, Maria ?
    Elle le regarda très attentivement. Le carillon du Kremlin sonna l'heure. Les premières notes de l'Internationale, légères et graves, flottèrent un moment sur la ville endormie.
    – Kostia, j'ai vu assez de paysans crever sur les routes… Je sais ce que c'est que la dure lutte. Je sais combien de mal on y fait sans le vouloir… Nous allons tout de même de l'avant, n'est-ce pas ? Il y a en toi une grande force pure. Ne te tourmente pas.
    De ses deux mains plongées dans la chevelure de Kostia, elle attira
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