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La momie de la Butte-aux-cailles

La momie de la Butte-aux-cailles

Titel: La momie de la Butte-aux-cailles
Autoren: Claude Izner
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inéluctable leur survenue, mais accepter de les partager avec quiconque s’attarderait a son côté. Posséder deux types de haillons destinés à attendrir les passants : une tenue estivale parsemée de trous d’aération, un costume hivernal mieux rapiécé et dont les extrémités s’effrangeaient. Boire en quantité raisonnable, mais éconduire l’ivrognerie et préférer les abats à toute autre viande, parce qu’ils étaient riches en fer. À l’occasion, il ne dédaignait pas les fruits secs et les carottes crues. Se pourvoir également de nourritures intellectuelles résumées en un bouquin qu’une fois lu et relu il jetait sans remords aux orties. Sa lecture actuelle s’intitulait La Chanson des gueux , et l’auteur en était Jean Richepin. Il l’ouvrit au hasard en attendant le retour de son bienfaiteur et déclama :
    Voici venir l’hiver, tueur des pauvres gens.
    Ainsi qu’un dur baron précédé de sergents,
    Il fait, pour l’annoncer, courir le long des rues
    La gelée aux doigts blancs et les bises bourrues.
    Rasséréné par ces rimes, il pallia le manque d’un feu pétillant en resserrant les pans de sa pèlerine.
     
    Même jour, crépuscule
    La maison Romant, Parfums et produits de beauté , n’avait pas lésiné. Reconverti en salon de réception, le vaste hall où l’on entreposait les commandes avait été vidé de ses paquets et décoré de guirlandes multicolores. Aux lampes à gaz murales on avait ajouté des chandeliers répartis sur des tables à tréteaux drapées de nappes qui constituaient le buffet. Au-dessus d’une estrade, une bande de calicot affichait en caractères dorés :
    VIVE BENOÎT MAGNUS !
    En reconnaissance de trente ans
    de fidèles et loyaux services.
    À l’écart, aussi avenants qu’une brochette de croque-morts alignés en une parade solennelle, les administrateurs de l’entreprise, en complet noir, figuraient les membres d’une fratrie digne et réservée, aux traits alourdis de favoris ébouriffés, aux cheveux grisonnants comprimés sous des hauts-de-forme. Si les tailles de ces personnages variaient, leur maintien rigide les soudait en un rempart de probité dont chaque fraction représentait le tout. On eût été en peine de leur attribuer des pensées individuelles, tant leur fixité paraissait vouée à traduire cette volonté : puisqu’il est fatal que Benoît Magnus nous quitte, alea jacta est  !
    Regroupé au centre du hall, le personnel arborait des vêtements moins formels et des attitudes relâchées. Louchant vers les litres de mousseux et les brioches prodigués par la direction, chacun échafaudait la meilleure tactique d’abordage et se moquait comme d’une guigne de l’allocution prononcée par le doyen des gestionnaires.
    — Mes amis, nous sommes assemblés ici ce soir pour fêter le départ, ô combien déploré, de notre valeureux collaborateur qui, durant sa carrière dans notre société, s’est appliqué à nous procurer entière satisfaction. Que son dévouement soit célébré et que…
    Le vieillard fut secoué d’une incoercible quinte de toux qu’un de ses confrères noya d’une rasade de mousseux. Cette initiative, outre qu’elle faillit étouffer l’orateur, incita les assistants à fondre sur le buffet et ces messieurs en habit eurent beau émettre un cri unanime, leur dénégation n’eut pas plus d’effet que les braiments d’un troupeau d’ânes face à une nuée de criquets pèlerins. Sa flûte sifflée et sa toux calmée, le doyen poursuivit sa harangue :
    — … Et que désormais ce vaillant travailleur, allégé de ses soucis, apprécie le merveilleux bonheur d’un repos mérité.
    Il y eut une pause pendant laquelle on n’entendit que le bruit des mandibules en action et le « amen » d’un employé irrévérencieux.
    Puis, la conclusion :
    — Merci à vous, Benoît Magnus, les résultats que vous nous avez permis d’obtenir ont comblé nos aspirations !
    Applaudissements de collègues dubitatifs. Seconde razzia. Un écrin lutta contre un mouchoir, une tabatière et un briquet avant de jaillir d’un veston et d’être proposé à l’enthousiasme général.
    — Ne reculant devant aucun sacrifice, notre conseil d’administration a décidé de faire frapper en l’honneur de cette perle rare une médaille d’argent. Sur l’avers est gravé le profil de M. Benoît Magnus et sur l’envers les armes de notre société : un flacon torsadé, une branche de mimosa –
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