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La momie de la Butte-aux-cailles

La momie de la Butte-aux-cailles

Titel: La momie de la Butte-aux-cailles
Autoren: Claude Izner
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PROLOGUE
    Début janvier 1896
     
     
     
    Une averse givrante poudrait les rues d’une fine couche de sucre glace. Paris dormait sous la nuit hivernale. Semblable à toute ville, elle recelait néanmoins de nombreuses poches de résistance à la torpeur. Les bambocheurs de retour d’un pas chancelant vers leur domicile, les proxénètes, les insomniaques maudissant leur sort n’en composaient qu’une infime partie. La majorité de ceux qui restaient debout obéissaient à un maître impitoyable : le travail. Au cœur des quartiers assoupis, le port Saint-Nicolas, livré à l’effervescence d’un train de péniches, sacrifiait lui-même à ce tyran, tandis que de paisibles rentiers savouraient la tiédeur de leur édredon au creux des lits de l’île de la Cité.
    Lestée de marchandises chargées au Havre, l’ Étoile du matin achevait son voyage à travers la capitale sur un fleuve d’encre où se diluaient les feux arrière d’un bateau ou le lumignon d’un réverbère. Elle longea les bains Vigier, près du pont Royal, et, comme elle approchait du pont du Carrousel, le ciel pâlit puis jaunit. Le pavillon de Flore se découpa en ombre chinoise sur des nuages clairs. La pointe du Vert-Galant révéla sa proue aiguë. Presque irréelles, les tours de Notre-Dame dessinèrent leurs cheminées massives. D’un mugissement, l’ Étoile du matin annonça son arrivée au sein des dragues et des grues à vapeur. Elle s’amarra entre un caboteur s’apprêtant à rallier Londres et un énorme chaland au fond duquel les débardeurs s’épuisaient à emplir leurs pelles de plâtre au-dessus de bennes rapidement rassasiées et déversées sur le quai.
    Ils s’étaient échoués sur la berge, sans se douter de leur existence réciproque. Bien que dénué de hargne, le chien, un affreux bâtard noir, avait des allures de loup décharné. Un rêve le tenaillait : manger. Dévorer n’importe quelle pitance, se lover contre un rouleau de cordages et s’abîmer au cœur du néant. L’enfant, les galoches éclatées, la mèche en bataille, était monté si vite en graine que sa tête trop grosse penchait vers la droite au sommet d’une carcasse filiforme. Un bouillon de légumes servi une heure auparavant dans un fourneau économique avait comblé son appétit. Maintenant, il convoitait un abri où fuir le froid et se reposer. Ensuite, il reprendrait la route. Ses parents l’avaient planté deux ans plus tôt au coin d’une avenue, lui intimant l’ordre de les attendre et depuis il marchait, il ne cessait de marcher et de mendier, mû par un mirage de plus en plus évanescent : retrouver des physionomies familières. Quand on lui demandait où il allait, il répondait d’une voix rauque, faute de connaître le but de sa divagation : « A la campagne. » Ce n’était qu’un demi-mensonge, puisque l’été il rôdait sur les fortifications et dans les bois de Vincennes ou de Saint-Cloud. Il eût pu y croiser le chien qui fouissait les taillis en quête d’une aubaine propre à calmer les tortures de la faim. Taupes, mulots, charognes des épandages d’ordures, tout lui faisait ventre. Plusieurs fois, des humains l’avaient traqué avec la ferme intention de l’emprisonner dans une large boîte grillagée tirée par un cheval, d’où fusaient des abois de rage ou d’angoisse. Malgré ses côtes saillantes, le chien n’avait rien perdu de sa vigueur. Doté d’un coriace instinct de survie, il était ingénieux, possédait des mâchoires puissantes et, jusqu’à cette aube, il avait su éviter la geôle mortelle dont il ignorait qu’on l’appelait fourrière.
    Alors qu’un soleil timide veloutait les dômes de la Monnaie et de l’Institut et qu’un voile opaque s’effilochait le long du pont des Arts, du Pont-Neuf et des écluses barrant le petit bras de la Seine, le chien se tapit sous la poupe d’un bateau-lavoir. Une procession de coltineurs couronnés d’une coiffe de cuir à collet foulaient la rive, courbés sous des corbeilles d’osier bourrées de cinquante kilos de charbon qu’ils entassaient avant une nouvelle exploration des soutes. Des femmes aux cheveux emmaillotés louvoyaient autour de pyramides de meulière provenant de la forêt de Sénart et affectée à nourrir l’insatiable fièvre bâtisseuse des citadins. Un flux continu de porteurs s’écoulait de l’ Étoile du matin au débarcadère, où ils accumulaient des caisses aussitôt délaissées pour repartir à
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