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La Loi des mâles

La Loi des mâles

Titel: La Loi des mâles
Autoren: Maurice Druon
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convient-il pas que l’âme n’entre
en possession de la joie de son Seigneur qu’au moment où, réunie à son corps,
elle sera elle-même parfaite en sa nature ? Donc… donc les docteurs se
trompent. Donc il ne saurait y avoir ni béatitude proprement dite ni vision
béatifique avant la fin des temps, et Dieu ne se laissera contempler qu’après
le Jugement dernier. Mais jusque-là, où se trouvent alors les âmes des
morts ? Est-ce que nous n’irions pas attendre sub altare dei , sous
cet autel de Dieu dont parle saint Jean dans son Apocalypse ?…»
    Les pas d’un cheval, bruit
inaccoutumé à pareille heure, retentirent le long des murs de l’abbaye, sur les
petits galets ronds qui pavaient les meilleures rues de Lyon. Le cardinal prêta
l’oreille un instant, puis revint à son argumentation, qui procédait tout droit
de sa formation juridique et dont les conséquences allaient le surprendre
lui-même.
    «… Car si le paradis est vide, cela
modifie singulièrement la situation de ceux que nous décrétons saints ou
bienheureux… Mais ce qui est vrai pour les âmes des justes l’est forcément
aussi pour l’âme des injustes. Dieu ne saurait punir les méchants avant d’avoir
récompensé les bons. C’est à la fin du jour que l’ouvrier reçoit son
salaire ; c’est à la fin du monde que le bon grain et l’ivraie seront
définitivement séparés. Nulle âme n’habite actuellement en enfer, puisque
aucune condamnation n’est encore prononcée. Autant dire que l’enfer présentement
n’existe pas…»
    Cette conclusion était plutôt
rassurante pour quiconque songeait au trépas ; elle repoussait l’échéance
du procès suprême sans fermer la perspective de la vie éternelle, et
s’accordait assez bien avec le sentiment, commun à la plupart des hommes, que
la mort est une chute dans un grand silence obscur, une inconscience indéfinie…
une attente sub altare dei …
    Certes, pareille doctrine, si elle
venait à être professée, n’irait pas sans éveiller de violentes réactions,
aussi bien parmi les docteurs de l’Église que dans la croyance populaire ;
et le moment était mal choisi, pour un candidat au Saint-Siège, d’aller prêcher
la vacuité du paradis et l’inexistence de l’enfer [2] .
    « Attendons la fin du
conclave », se disait le cardinal.
    Il fut interrompu par un frère
tourier qui frappa à sa porte et lui annonça l’arrivée d’un chevaucheur de
Paris.
    — De qui vient-il ?
demanda le cardinal.
    Duèze avait une voix étouffée,
feutrée, totalement dépourvue de timbre bien que fort distincte.
    — Du comte de Bouville, répondit
le tourier. Il a dû marcher vite, car il a l’air bien las ; le temps que
j’aille lui ouvrir, je l’ai trouvé à demi endormi, le front contre le vantail.
    — Menez-le-moi céans.
    Et le cardinal qui, quelques minutes
auparavant, méditait sur la vanité des ambitions de ce monde, pensa
aussitôt : « Est-ce au sujet de l’élection ? La cour de France
se rallierait-elle ouvertement à mon nom ? Va-t-on me proposer un
marché ?…»
    Il se sentait tout agité, plein de
curiosité et d’espérance, et arpentait la chambre à pas courts et rapides.
Duèze avait la taille d’un enfant de quinze ans, un museau de souris sous de
forts sourcils blancs, une ossature fragile.
    Derrière les vitres le ciel
commençait à rosir ; on ne pouvait pas encore souffler les cierges, mais
déjà le petit jour, dehors, dissolvait les ombres. La mauvaise heure était
passée…
    Le messager entra ; le
cardinal, du premier coup d’œil, sut qu’il n’avait pas affaire à un chevaucheur
de métier. D’abord un vrai chevaucheur eût aussitôt mis un genou en terre, et
tendu la boîte contenant les plis, au lieu de rester debout en inclinant la
tête et en disant : « Monseigneur… » Et puis la cour de France,
pour acheminer son courrier, utilisait de forts cavaliers à carrure solide,
bien aguerris, comme le grand Robin-Qui-Se-Maria, spécialement affecté au
trajet entre Paris et Avignon, et non un tel jouvenceau à nez pointu, qui
paraissait avoir peine à garder les paupières ouvertes et titubait de fatigue
sur ses bottes.
    « Voilà qui sent fort son
déguisement, se dit Duèze. D’ailleurs, j’ai déjà vu ce visage en quelque
endroit…»
    De sa main courte et menue, il fit
sauter les cachets de la lettre, et fut bientôt déçu. Il ne s’agissait pas de
l’élection, mais d’une demande de protection
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