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La canne aux rubans

La canne aux rubans

Titel: La canne aux rubans
Autoren: Jean Grangeot
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volonté de gagner ; malgré
toutes les embûches dont je souffre profondément. Je ne l’ai jamais vue se
mettre en colère, jamais hausser la voix ; en réalité je crois que son calme
indestructible impose le silence et la paix chez nous.
     
    En dehors des batailles avec les enfants de l’école des
Frères, mes devoirs à faire, mes leçons à apprendre, je sens bien que depuis
quelques mois nous manquons d’argent. Il faut donc que je contribue à combler
les trous.
    Mon père, je l’ai compris, n’a plus de chantier. Les écoles
sont construites et les portes des bourgeois et du château lui sont toujours
fermées.
    Un jeudi matin, jour de congé pour les écoliers, mon père me
réveille à quatre heures et me dit :
    — Adolphe, les temps ne sont pas faciles, tu vas
accompagner les charretiers. Tu mèneras et garderas les chevaux.
    Le soir, je rentre à onze heures épuisé, vidé, n’ayant même
plus faim. Et ainsi tous les jeudis, pendant que les enfants des bourgeois
paressent au lit avant d’aller prendre leur leçon de piano ou de chant.
    Ne voulant pas me plaindre, je décide de trouver des petits
travaux par mes propres moyens. Après la classe, je transporte pour deux sous
les journaux de porte en porte en ville et à la campagne.
    Quand le printemps arrive, je me lève encore à quatre heures
et vais ramasser des escargots dans les vignes. Je les revends dix sous le
décalitre à l’hôtel du Cheval Blanc. Les clients mangent les plus gros, les
canards les plus petits.
    Pendant les vacances scolaires, les jours de foire, je
prends en garde les bagages des personnes qui viennent faire des transactions.
En septembre, notre voisin, un courtier en vins, ayant de bonnes relations avec
mon père, m’emmène lever des acquits chez le receveur de la Régie. Là, je crois
que la fortune me sourit. On me donne un sou par démarche.
    L’hiver, je travaille dans la soupente en compagnie des
apprentis et certains compagnons du premier grade. J’apprends le dessin et
j’écoute ces hommes parler du Tour de France. Je caresse alors un grand
rêve : quitter ma famille pour travailler sur des chantiers comme un
homme. Un soir en me couchant, je fais le vœu de réaliser cette ambition un peu
folle. À l’avenir, je partagerai mes sous en deux : ceux que je donne à
mes parents et ceux que je garde pour ma grande évasion.
    En 1878 naît le 6 juillet mon second frère Henri.
    Durant l’hiver terrible de 1880, le Cher gèle sur un mètre
d’épaisseur. J’en profite pour me faire engager à la ville et rouler des
brouettes de cailloux. On me donne un franc cinquante par jour. Je le fais sans
grande peine, car ma force correspond à celle d’un homme moyen et je parais
dix-sept ans alors que je n’en n’ai que treize.
    Mon objectif n’a pas changé. Je veux partir car il n’y a que
ce moyen pour sortir de mon trou.
    Le 5 janvier 1881 naît celui qui sera mon dernier
frère : Alexandre Frédéric.
    Mes cours de stéréotomie marchent si fort que mon père
décide en mars, à la Saint-Joseph, de m’emmener avec lui pour accompagner des
apprentis à leur examen. Les épreuves ont lieu à Tours. Durant cinq jours je
vis au paradis. En réalité, je ne fais qu’écouter les maîtres, les compagnons
et quelques singes venus présider le jury. Tout me semble fantastique. Parmi
ces singes, c’est-à-dire patrons en termes « compagnonniques », je
rencontre un grand ami de mon père Monsieur Rabier dit Guépin la Vertu [3] .
Il est responsable dans une importante maison de Creil et dirige le montage du pont
de Saumur, lequel permettra le passage de la ligne de chemin de fer
Paris - Bordeaux.
    Je regarde avec envie tous ces hommes : le lobe de
l’oreille garni d’une boucle, cannes ouvragées en mains, rubans de couleurs
différentes volant au vent. Tout a un symbole, tout signifie quelque
chose ; mais j’ignore encore quoi.
    Je reviens à la maison la tête débordante de rêves. Mon
pécule reste modeste ; il se monte à vingt francs, et peut me permettre de
vivoter une quinzaine de jours en faisant très attention.
    Mon père manque encore de travail. Il est aigri et de plus
en plus dur. Ma mère pleure souvent.
    Et arrive le 6 mai 1881, une date dont je me souviendrai
toujours. Ce soir-là, mon père rentre le visage fermé, le dos arrondi, les
mains dans les poches. Dans la salle, les enfants crient et se disputent. Ma
mère munie d’une cuiller à pot agite dans le chaudron, une
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