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La belle époque

La belle époque

Titel: La belle époque
Autoren: Jean-Pierre Charland
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le journal L'Evénement évoquerait le chiffre de quinze mille personnes, une estimation nettement exagérée pour une ville qui abritait une population évaluée à cinq fois cela. Que le rassemblement se tienne vers sept heures du soir, après la fermeture des ateliers et des manufactures des paroisses Saint-Roch et Saint-Sauveur, favorisait bien sûr la participation des travailleurs. Mais ceux-ci avaient souvent démontré leur profond attachement au Parti libéral. Les nationalistes exagéreraient le total de leurs partisans, en se targuant de réunir un tel nombre d'individus.
    —    Pourtant, Wilfrid Laurier a tout concédé lors de la dernière conférence des colonies. Là-bas, au Royaume-Uni, on sonne le rappel des troupes de l'Empire, et votre député, le grand Laurier, répond « présent » en se mettant au garde-à-vous. Déjà, il a envoyé des Canadiens faire la guerre en Afrique du Sud. Maintenant, il entend soutenir la marine impériale dans la course folle aux armements qu'elle poursuit contre l'Allemagne.
    Les ovations se firent tout de suite plus mitigées. Railler l'Angleterre plaisait partout. Faire de même à propos du premier ministre laissait perplexe les milliers d'hommes entassés sur la petite place, les pieds dans le crottin de cheval. Il s'agissait des électeurs de la circonscription de Québec-Est : la plupart d'entre eux, et leur père auparavant, votaient fidèlement pour le grand homme depuis 1877. Le scénario s'était répété en 1904, ce serait encore le cas dans un an, en 1908.
    — Pouvons-nous nous attendre à autre chose de la part du politicien qui a bafoué les droits des Canadiens français au Manitoba en 1896, puis encore en Saskatchewan et en Alberta il y a deux ans à peine ? clama Henri Bourassa. Il leur a donné moins que ce que promettaient les conservateurs de Charles Tupper en 1896. L'homme en qui tout notre peuple a mis sa confiance trahit les siens afin de mieux servir les intérêts de l'Empire et se maintenir au pouvoir avec l'appui de nos ennemis.
    Un murmure de protestation parcourut la foule. L'orateur, sanglé dans un élégant costume de lin blanc, les cheveux coupés à un quart de pouce du crâne, une barbe et une moustache généreuses pour compenser, se tenait debout à l'avant d'une scène improvisée, un assemblage un peu branlant de poutres et de planches. Devant lui, dans les premiers rangs, des jeunes gens buvaient ses paroles. Cet homme drainait tout ce que la ville comptait d'écoliers de quinze ans et plus. Ceux-là multipliaient les hourras sans trop se soucier des paroles prononcées.
    Les plus militants parmi eux agitaient un curieux drapeau orné d'une croix blanche sur fond bleu, une fleur de lys sur chacun des quartiers, un étendard que des prêtres avaient récupéré dans les greniers de l'histoire. Il reprenait l'oriflamme des troupes françaises de la Nouvelle-France, qu'ils se plaisaient à désigner du nom de drapeau de Carillon, en souvenir d'une extraordinaire victoire de Montcalm sur les Anglais, mais finalement peu utile quant à l'issue de la guerre. Les personnes les plus âgées, qui représentaient une bonne majorité de l'auditoire, attribuaient aux libéraux, au pouvoir tant à Ottawa qu'à Québec, une large part de responsabilité dans la prospérité exceptionnelle du pays depuis les douze dernières années. Les malheurs des Canadiens français des Prairies, qui devaient fréquenter des écoles anglaises et recevoir une portion congrue d'enseignement religieux catholique en dehors des heures de classe, pesaient à leurs yeux moins lourd que les emplois plus nombreux et les occasions d'affaires plus prometteuses dans leur voisinage immédiat.
    —    Wilfrid Laurier, en qui vous avez placé tous vos espoirs, sert les intérêts de cette puissance étrangère à qui vous ne devez rien ! Wilfrid Laurier trahit vos intérêts.
    Bourassa s'était avancé tout au bord de l'estrade. Les écoliers devaient incliner la tête en arrière pour apercevoir son visage, au risque de se faire postillonner dessus. Derrière eux, le murmure se fit plus impatient. Les quelques milliers de personnes occupaient toute la place du marché, se répandaient dans les rues voisines, immobilisaient les tramways. Les conducteurs donnaient du pied sur la clochette de leur véhicule afin de faire dégager les rails devant eux.
    —    Il devrait faire attention, chuchota Edouard Picard à l'oreille de son voisin immédiat. Il ne se
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