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Edward Hopper, le dissident

Edward Hopper, le dissident

Titel: Edward Hopper, le dissident
Autoren: Rocquet
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calendriers et des obligations. Ce n’est plus le temps du dehors.
    Nous avions défini l’« art moderne » comme une idéologie et, plus profondément, comme une religion, une superstition. Mais le chemin de l’artiste, lorsqu’il se libère de l’une et de l’autre, c’est à la mystique qu’il est analogue.
    « Je voudrais, disait Bissière, peindre comme l’oiseau chante. » En 1968, je travaillais à Paris, j’enseignais dans le quartier des barricades et des grenades fumigènes, des charges et des cocktails Molotov, des pavés, des matraquages, des tabassages, de ce vacarme, de ces images de suie et de feu, de sang, de ces reportages survoltés à la radio, tout ce simulacre de révolution et ce sentiment de l’importance historique de l’événement, cette exaltation, cette hypnose dans
laquelle l’esprit croit qu’il est éveillé. J’habitais Palaiseau, près d’un verger de cerisiers. Je prenais le métro, ou le train, à Luxembourg. La banlieue était encore la campagne. Notre pelouse était ponctuée de taupinières. Les arbres des collines croulaient sous des fardeaux de gui comme des druides, la saison venue. Pour rentrer à la maison, je traversais des potagers, je longeais des clôtures de vieilles planches et de grillages troués et rouillés. Il m’est arrivé de me réveiller, à l’aube, et j’avais encore dans l’esprit le bruit et les images de l’émeute, les cris, la violence, parmi le chant campagnard des oiseaux. Je me souviens d’avoir entendu certain matin, dans la lumière naissante, crier et chanter à tue-tête les oiseaux, une nuée invisible d’oiseaux. Ils ne chantaient pas autrement que les oiseaux de la Gaule et de la préhistoire. Ils chantaient comme le ruisseau coule et, pour peu qu’on lui prête l’oreille, murmure entre les herbes. Ils chantaient et criaient dans la langue éternelle des oiseaux. C’était un autre monde, ils étaient un autre monde. Une joie, tout à fait étrangère à ce dans quoi nous nous sentions pris, avec quelle fureur, avec quel sérieux, avec quelle inquiétude. Ces petits anges dans les feuilles et les branches m’ont enseigné par leur jubilation, leur indifférence à ce dont je me souciais, un évangile dont il serait bon que je me souvienne plus souvent. Ils me l’ont enseigné soudain, d’un coup, comme se déchire brusquement un voile. Mais il m’a éclairé, il a ouvert une fissure dans mes murailles temporelles. « Je voudrais peindre comme l’oiseau chante. » Oui, même si le chant de l’oiseau est triste, s’il est nocturne et solitaire.
    J’ai fait, quand j’habitais Palaiseau, un rêve où je voyais, d’une fenêtre de mon appartement, le verger et, d’une fenêtre opposée, Paris, le Panthéon, le
quartier Latin : d’un côté, la nature, intemporelle, de l’autre, l’Histoire. L’innocence des oiseaux dans le verger, la félicité des bêtes , me délivrait de la superstition de l’actuel.
    Quel bienfait, dès que nous avons disjoint et délié l’art, celui que nous exerçons, et l’histoire de l’art ! L’histoire de l’art vient après coup, elle a ses raisons, ses vertus, sa nécessité même ; sa beauté. Peindre est d’un autre ordre. S’il ne s’agit pour l’artiste que de s’atteindre , le génie imprévu, inouï peut surgir demain, aujourd’hui. Nous admirons Rimbaud, Picasso, Dante… Nous les admirons à tel point que nous ne pouvons penser que, demain, en librairie, un autre Rimbaud peut nous attendre. Nous ne tirons pas leçon de ce qui nous précède pour croire en ce qui peut surgir. Nous ne pensons pas qu’un nouveau Rembrandt, dans une maison voisine, achève ou commence une nouvelle toile. Cela, ce poème, cette peinture, cette musique, qui sera pour ceux qui viennent ce que nous sont Rimbaud, Monet, Mozart, est littéralement inimaginable : non pas inconcevable. Nous concevons cet avenir sans nous le représenter. Nous concevons l’apparition d’un Rimbaud qui ne serait en rien comparable à Rimbaud, sauf par sa puissance d’ébranlement ; non par les formes qui seraient les siennes, qu’il inventerait ; nous ne pouvons nous en faire aucune image. Mais il est certain qu’il ne peut en être autrement.
    La richesse imprévue de l’homme est inépuisable. L’avenir en lui est gros de merveilles, de révélations. Il ne s’agit pour l’artiste que de chercher à s’atteindre. Il ne s’est agi pour Hopper que de travailler à s’atteindre.
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