Du sang sur Rome
hérité. Il vit ici, à Rome, mais sa famille est originaire
d’ailleurs, du Sud peut-être ; ils ne sont dans la ville que depuis une
génération, tout au plus. Ils sont un peu mieux qu’à leur aise, mais rien de
fabuleux. J’ai raison, jusque-là ?
Tiron me regarda avec suspicion.
— Jusque-là, oui.
— Ce Cicéron est un jeune homme, comme toi ; un
peu plus vieux, je pense. Il étudie passionnément l’art oratoire et la
rhétorique, et c’est – dans une certaine mesure – un
sectateur des philosophes grecs. Pas un épicurien, j’imagine, mais peut-être un
stoïcien, sans être de stricte observance. Exact ?
— Oui.
Tiron commençait à paraître vraiment mal à l’aise.
— Pour ce qui est de la raison de ta venue, tu viens
chercher mes services pour un procès que Cicéron va plaider à la tribune des
Rostres. Cicéron est un avocat, qui débute dans la carrière. Néanmoins, c’est
un procès important et difficile. Quant à celui qui a recommandé mes services,
ce serait le plus grand des avocats romains. Hortensius, naturellement.
— Mais… oui.
Tiron murmura ces mots d’une voix à peine perceptible.
— Mais comment peux-tu…
— Et l’affaire proprement dite ? Une affaire de
meurtre, je pense…
Tiron me regarda obliquement, l’air franchement étonné.
— Et pas un simple meurtre. Non, pire que ça. Quelque
chose de bien pire…
— Tu as un truc, murmura Tiron.
Il détourna le regard, en secouant la tête avec effort,
comme s’il était hypnotisé.
— Tu procèdes en me regardant au fond des yeux. C’est
de la divination…
Je massai mes tempes de la pointe des doigts, les coudes
relevés, pour soulager la violence des battements de mon sang et prendre une
pose théâtrale.
— Un crime impie, murmurai-je. Infâme. Innommable. Le
meurtre d’un père par son propre fils. Un parricide !
Je relâchai la pression et me calai confortablement, fixant
mon interlocuteur droit dans les yeux.
— Toi, Tiron, de la maison de Marcus Tullius Cicéron,
tu viens quérir mes services pour assister ton maître dans la défense d’un
certain Sextus Roscius d’Ameria, accusé d’avoir tué le père dont il porte le
nom. Et voilà, ma gueule de bois a complètement disparu.
Tiron écarquilla les yeux. Il s’adossa et se concentra, l’index
sur la lèvre supérieure, les sourcils froncés.
— Tu as certainement un truc.
— Pourquoi donc ? fis-je d’un air innocent. Ne me
crois-tu pas capable de lire dans tes pensées ?
— Cicéron ne croit pas au don de seconde vue ni aux
prédictions. Cicéron pense que les devins, oracles et autres augures ne sont
que des charlatans au pire, des comédiens au mieux, qui abusent de la crédulité
du peuple.
— Et toi ? Crois-tu tout ce que dit ton maître
Cicéron ?
Tiron rougit. Je l’arrêtai de la main.
— Ne réponds pas. Je m’en voudrais de t’encourager à
médire de ton maître. Voyons plutôt une chose : a-t-il jamais visité l’oracle
de Delphes ? Ou le sanctuaire d’Artémis à Éphèse ? A-t-il goûté le
lait qui s’écoule de ses mamelles de marbre ? Escaladé les grandes
pyramides au cœur de la nuit, quand le vent souffle parmi les ruines ?
— Je suppose que non, concéda-t-il en baissant les
yeux. Cicéron n’a jamais quitté l’Italie.
— Moi si, jeune homme.
Je restai perdu un moment, emporté par les images, les
senteurs et les rumeurs du passé. Je regardai autour de moi et pris la mesure
exacte de la médiocrité de mon jardin. Je vis la nourriture pour ce qu’elle
était : du pain sec, un fromage avancé. J’avisai Tiron et me rappelai sa
condition. J’étais bien bête de dépenser tant d’énergie à impressionner un esclave !
— J’ai vu toutes ces choses. Et pourtant, je suis en
proie au doute, encore plus que ton sceptique de maître. Oui, j’ai un truc. Un
simple jeu de logique.
— Mais comment la seule logique te permet-elle de faire
apparaître des éléments dont tu n’as pas connaissance ? Tu affirmes n’avoir
jamais entendu parler de Cicéron. Je ne t’ai rien dit de lui, et voilà que tu
me donnes les raisons exactes de ma venue : c’est de la magie. Comment
créer de la fumée sans feu ? Comment découvrir la vérité sans disposer d’aucun
indice ?
— Tu n’y es pas, Tiron. Ce n’est pas ta faute. Je suis
sûr que tu es capable de réfléchir aussi bien que quiconque. C’est plutôt l’enseignement
de nos
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