D'Alembert
plus tôt.»
Si d'Alembert avait tenté de s'immiscer avec Frédéric dans les affaires du gouvernement, il n'aurait pas eu sans doute plus de succès qu'avec Catherine, mais on l'aurait éconduit moins sèchement.
La longue correspondance de Frédéric avec d'Alembert roule sur la philosophie, sur l'amour des lettres et la haine du fanatisme, étendue, sans qu'ils s'en cachent l'un à l'autre, à la religion qui l'inspire.
Mais Frédéric, plein de déférence pour le philosophe qu'il admire et qu'il aime, s'il lui permet d'oublier qu'il est roi, entend bien ne jamais l'oublier lui-même.
CHAPITRE VII - D'ALEMBERT ET MADEMOISELLE DE LESPINASSE
D'Alembert dans son enfance n'avait appris ni les belles manières ni l'usage du monde. Sa renommée imposait l'indulgence ; rien de lui ne pouvait scandaliser ; il riait de tout sans jamais se contraindre, laissant un libre cours à sa verve satirique, déclarant sans colère ses inimitiés et ses griefs. Il semblait toujours, avec des formes libres et gaies, rappeler aux plus hauts personnages qu'en acceptant leurs invitations il trouvait bon qu'on lui en sût gré.
Avec les femmes il était timide, très tendre au fond du coeur, mais fier, facile à décourager et, pour des raisons que l'on ignore, l'ayant été presque toujours quand il avait voulu devenir plus qu'un ami.
Mme du Deffant et Mme Geoffrin, prôneuses et introductrices de d'Alembert dans la société élégante, avaient l'une et l'autre vingt ans de plus que lui. Ces deux amitiés dans leurs meilleurs jours ne pouvaient suffire à son coeur.
Lorsque d'Alembert mourut, Grimm dans sa correspondance raconta une anecdote invraisemblable qu'il faut croire vraie, puisque d'Alembert, qui en est le héros, l'a racontée lui-même, dans une lettre écrite à Condorcet sur Mme Geoffrin.
«Un jeune homme, à qui Mme Geoffrin s'intéressait, jusqu'alors uniquement livré à l'étude, fut saisi et frappé comme subitement d'une passion malheureuse qui lui rendait l'étude et la vie même insupportables ; elle vint à bout de le guérir. Quelque temps après, elle s'aperçut que ce jeune homme lui parlait avec intérêt d'une femme aimable qu'il voyait depuis peu de jours. Mme Geoffrin, qui connaissait cette femme, l'alla trouver : «Je viens, lui dit-elle, «vous demander une grâce ; ne témoignez pas à *** «trop d'amitié ni d'envie de le voir ; il deviendrait «amoureux de vous ; il serait malheureux ; je le serais «de le voir souffrir et vous souffririez vous-même «de lui avoir fait tant de mal.
» Cette femme, vraiment honnête, lui promit ce qu'elle demandait, et lui tint parole.»
La bonne Mme Geoffrin savait ce qu'elle faisait ; elle connaissait d'Alembert mieux que nous, elle connaissait aussi la dame ; elle leur a sans doute rendu service à tous deux. D'Alembert lui en a su gré ! C'est le trait le plus singulier de cette singulière anecdote. Quoi qu'il en soit, dans cette société et dans ce siècle où les liaisons avaient peu de mystère, lorsque autour de d'Alembert ses amis offraient leurs coeurs à de très honnêtes dames qui pour l'accepter ne se cachaient guère, on ne lui a connu qu'une seule passion qui a fait le charme puis le tourment de sa vie.
Mlle de Lespinasse a été mal connue de ses contemporains. Sous la grâce de son esprit qu'ils admiraient, sous la distinction de ses manières, la régularité de sa vie et la dignité de sa conduite, elle a caché les faiblesses de son coeur. Elle est célèbre aujourd'hui, grâce à ses lettres qui nous sont restées, par l'ardeur de ses passions, par l'extase de ses ravissements amoureux, par la promptitude de ses infidélités.
Sa jeunesse fut fort triste.
Née à Lyon en 1732, elle avait quinze ans de moins que d'Alembert. Sa mère, séparée de son mari, devait cacher sa naissance. On la baptisa sous le nom de Julie de Lespinasse, fille illégitime de Claude Lespinasse, marchand, et de Julie Novaire. Elle fut élevée chez Claude Lespinasse ; ce très honnête homme la prit en amitié. Sa mère, comtesse d'Albon, devenue veuve, voulut prendre chez elle la jeune Julie, âgée alors de quinze ans. Ses autres enfants conçurent pour cette soeur qu'ils devinaient une haine violente.
Julie ne rappelait jamais ces souvenirs, qu'elle résumait par un seul mot : des atrocités.
La comtesse d'Albon quelques heures avant sa mort révéla à Julie le secret de sa naissance, en lui remettant dans une cassette des papiers importants pour
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