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Courir

Courir

Titel: Courir
Autoren: Jean Echenoz
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n’a
été que cinquième aux championnats d’Europe.
    Mais le plus heureux de l’affaire, celui qui ressent la plus
grande allégresse, c’est le porteur de pancarte humilié. Le cœur de Joe, en cet
instant, est dilaté d’orgueil. Dans un moment, Émile va devoir prendre part au
défilé final, sa médaille épinglée sur son haut de survêtement. Avant de le
rejoindre, il aperçoit de loin son soldat américain, sa pancarte à la main, qui
l’attend avec impatience et qui, fou de fierté, se jette sur lui dès qu’il
peut. Juste un, crie-t-il en l’étreignant et riant au bord des larmes, juste
un, juste un. Il le touche, le serre, le tripote, le pétrit, il est tellement
content qu’il pourrait le battre. En marchant tout à l’heure devant Émile, dans
le défilé, Joe va rayonner de triomphe et de félicité, se sachant à présent
envié, jalousé par tous les autres porteurs de pancartes du monde. Juste un,
nom de Dieu.

8
     
     
    Style, en effet, impossible. Larry Snider n’est pas le
premier à l’observer. A se demander comment se débrouille Émile.
    Il y a des coureurs qui ont l’air de voler, d’autres qui ont
l’air de danser, d’autres paraissent défiler, certains semblent avancer comme
assis sur leurs jambes. Il y en a qui ont juste l’air d’aller le plus vite
possible où on vient de les appeler. Émile, rien de tout cela.
    Émile, on dirait qu’il creuse ou qu’il se creuse, comme en
transe ou comme un terrassier. Loin des canons académiques et de tout souci
d’élégance, Émile progresse de façon lourde, heurtée, torturée, tout en
à-coups. Il ne cache pas la violence de son effort qui se lit sur son visage
crispé, tétanisé, grimaçant, continûment tordu par un rictus pénible à voir.
Ses traits sont altérés, comme déchirés par une souffrance affreuse, langue
tirée par intermittence, comme avec un scorpion logé dans chaque chaussure. Il
a l’air absent quand il court, terriblement ailleurs, si concentré que même pas
là sauf qu’il est là plus que personne et, ramassée entre ses épaules, sur son
cou toujours penché du même côté, sa tête dodeline sans cesse, brinquebale et
ballotte de droite à gauche.
    Poings fermés, roulant chaotiquement le torse, Émile fait
aussi n’importe quoi de ses bras. Or tout le monde vous dira qu’on court avec
les bras. Pour mieux propulser son corps, on doit utiliser ses membres
supérieurs pour alléger les jambes de son propre poids : dans les épreuves
de distance, le minimum de mouvements de la tête et des bras produit un
meilleur rendement. Pourtant Émile fait tout le contraire, il paraît courir
sans se soucier de ses bras dont l’impulsion convulsive part de trop haut et
qui décrivent de curieux déplacements, parfois levés ou rejetés en arrière,
ballants ou abandonnés dans une absurde gesticulation, et ses épaules aussi
gigotent, ses coudes eux aussi levés exagérément haut comme s’il portait une
charge trop lourde. Il donne en course l’apparence d’un boxeur en train de
lutter contre son ombre et tout son corps semble être ainsi une mécanique
détraquée, disloquée, douloureuse, sauf l’harmonie de ses jambes qui mordent et
mâchent la piste avec voracité. Bref il ne fait rien comme les autres, qui
pensent parfois qu’il fait n’importe quoi.
    Mais ce n’est pas tout de courir à sa manière, c’est aussi
qu’il faut s’entraîner. Or c’est ainsi qu’il s’entraîne également.
    Sur cette question de l’entraînement, les théories
foisonnent de par le monde. Le système suédois, dit à intervalles, consiste en
séries de sprints alternés avec des pauses plus ou moins longues. Le système
Gerschler préconise l’entraînement fractionné, chronométré sur piste et à train
relativement lent. Le système Olander prescrit une période de footing avec
changements d’allure mais, lui, sur parcours souple dans un environnement
naturel. Émile a minutieusement étudié chacune de ces méthodes, il les a toutes
faites siennes l’une après l’autre pour les condenser en une seule, la méthode
Émile, qui ne laisse aussi qu’une moindre part à la pure culture physique.
    Toutes ces techniques suggèrent par exemple des pauses entre
les sprints, parcours intermédiaires en souplesse que la plupart effectuent en
marchant. Émile, non, qui préfère trotter entre deux efforts, convaincu que
l’organisme prend ainsi l’habitude de se reposer en pleine course et, même
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