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Courir

Courir

Titel: Courir
Autoren: Jean Echenoz
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appelés
trois fois. Regarde le coin, là-bas, ils y sont déjà tous.
    Émile s’étrangle, saute sur ses pieds, bondit hors de la
tribune et fend la diagonale du stade sur un train de sprinter décérébré. Tout
en se débarrassant en courant de son survêtement, ce qui l’aveugle un instant
et manque de lui faire se casser la figure, il pousse des cris en agitant les
bras, essayant d’attirer l’attention des hommes groupés sur la ligne de départ,
heureusement il arrive à temps.
    Qui c’est, lui ? l’accueille-t-on sans aménité. Vous
aussi, vous voulez courir ? Et vous sortez d’où ? On cherche son nom
sur la liste, on ne le trouve pas. En l’inscrivant la veille, peut-être
impressionné par les 14 ’25 "8, le capitaine a oublié de reporter
les corrections sur la liste destinée au starter. Mais quelques concurrents
étrangers qui sont là ont déjà vu courir Émile, ils le reconnaissent,
témoignent, on lui permet enfin de courir.
    Bon, ça va, bougonne le starter, ça va mais alors vous vous
mettez là, derrière, au deuxième rang, dans ce couloir. Émile, cette fois,
commence à en avoir marre et se permet de protester. Comme il s’efforce de
prouver qu’il a droit à une place à la corde, les autres coureurs, solidaires,
le soutiennent. Eux connaissent le parcours d’Émile, ils savent qu’il est très
bon, qu’il fait partie de ceux qu’on place au bord. D’accord, grogne le starter
avant de lever son pistolet. Allez, on y va.
    Comme Émile énervé par cet accueil choisit d’adopter dès le
départ une très forte vitesse, il lui faut peu de temps pour se débarrasser de
ses adversaires les plus puissants. Son allure est même telle qu’il a bientôt
devancé d’un tour entier les derniers coureurs. Quatre-vingt mille spectateurs
se lèvent alors en criant, d’un seul mouvement, car Émile leur donne un
spectacle qu’ils n’avaient jamais vu : ayant déjà pris ce tour à tous ses
adversaires, il entreprend maintenant de les dépasser à nouveau l’un après
l’autre et, à mesure qu’eux accusent le coup et ralentissent, lui accélère
encore de plus en plus. Bouche bée ou hurlante, éberlué par la performance
autant que par cette manière de courir impossible, le public du stade n’en peut
plus. Debout comme les autres, Larry Snider lui-même est effaré par ce style
impur. Ce n’est pas normal, juge-t-il, ce n’est absolument pas normal. Ce type
fait tout ce qu’il ne faut pas faire et il gagne.
    Plus que deux tours, vocifère l’annonceur émerveillé sur le
passage d’Émile et, pour mieux le lui faire comprendre, il tend deux doigts
vers lui au risque de lui crever les yeux. Dans les tribunes on jubile, on
trépigne, on frémit, on s’exalte, toutes les unités militaires scandent son nom
en chœur. Dernier tour, s’époumone l’annonceur hors de lui, nettement plus
essoufflé qu’Émile lui-même, et le starter éperdu tire de joie un coup de
pistolet en l’air cependant qu’Émile développe son train de plus en plus,
accroît sans cesse la cadence de sa course bien que tous ses concurrents soient
à présent tellement loin derrière lui.
    Quand il s’élance enfin sur la dernière ligne droite, le
public est au bord de s’évanouir, puis quand il franchit le ruban les tribunes
se mettent à mugir, les applaudissements semblent ne jamais devoir s’achever.
Personne, car tout le monde s’en fout, ne songe à noter qu’il vient
accessoirement de pulvériser le record tchécoslovaque.
    Et lui, Émile, pas fatigué pour un sou, se fendant d’un bon
sourire, continue de trotter gentiment après l’arrivée, comme pour se remettre
en forme après ce petit effort. Mais on ne le laisse pas faire longtemps, on se
jette sur lui en l’accablant de questions, les uns l’habillent pour qu’il ait
chaud, les autres le déshabillent pour mieux le voir, tous le photographient
sur toutes ses faces, tous à la fois veulent lui dire qu’il vient de faire une
chose invraisemblable. Son nom est alors peu connu hors des frontières de son
pays, et les gens ont l’air de croire qu’il ne le connaît pas lui-même car on
le lui répète sur tous les tons, comme pour l’en informer. Émile, on a compris
comme il est simple et modeste, reste confus devant cette admiration qu’on lui
témoigne de toutes parts. Il ne cesse d’assurer que non, que c’est très gentil
à vous mais que vraiment non, qu’il n’est pas un coureur miraculeux, qu’il
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