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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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ordres, mon capitaine ?
    — Non, merci. Vous pouvez disposer.
    Le sergent salue et disparaît par l’échelle avec ses hommes
et le matériel. Par la meurtrière vide Desfosseux observe la fumée qui monte à
la verticale – il n’y a pas un souffle de vent – dans la lumière
déclinante du soir au-dessus d’une bonne partie des positions françaises. Tout
le long de la ligne, les troupes impériales démantèlent leurs installations,
brûlent les équipements, enclouent les canons de siège qui ne peuvent être
emmenés et les jettent à la mer. Le départ de Madrid du roi Joseph et la rumeur
que le général Wellington est entré dans la capitale de l’Espagne mettent
l’armée d’Andalousie dans une situation difficile. La consigne est de se
replier de l’autre côté du Despeñaperros. À Séville, les préparatifs de
l’évacuation ont commencé : on a jeté dans le fleuve les dépôts de poudre
de la Chartreuse et détruit tout ce qui est possible à la fonderie, aux
ateliers et à la fabrique de salpêtre. Tout le Premier Corps se retire vers le
nord : bêtes de somme, charrettes et voitures chargées du butin des derniers
pillages, convois de blessés, intendance et troupes espagnoles inféodées, trop
suspectes pour être laissées à l’arrière-garde. Autour de Cadix, les ordres
sont de couvrir ce mouvement par un bombardement permanent depuis les positions
des canaux de Chiclana et les forts côtiers qui vont d’El Puerto de Santa María
à Rota. En ce qui concerne la Cabezuela, seule une petite batterie de trois
canons de 8 livres continuera de tirer jusqu’au dernier moment sur
Puntales, de manière à garder l’ennemi occupé. Le reste de l’artillerie qui ne
peut être évacué va à la mer, dans la vase du rivage, ou sera abandonné dans
les redoutes.
    Raaas. Boum. Raaas. Boum. Deux coups de canon espagnols,
dont les projectiles fendent l’air au-dessus de la tour et vont exploser près
des baraquements où, à cette heure, le lieutenant Bertoldi doit avoir fini de
brûler tous les documents officiels et les papiers inutiles. Simon Desfosseux,
qui a baissé la tête en entendant passer les grenades, se redresse et jette un
dernier regard sur le front ennemi de Puntales. À l’œil nu – un demi-mille
de distance –, on peut distinguer le drapeau espagnol qui, criblé de
mitraille, n’a jamais cessé de flotter obstinément. La garnison est composée
d’un bataillon de Volontaires, de vétérans de l’artillerie et de quelques
Anglais qui tiennent la batterie du haut. Le nom complet du fort est San
Lorenzo del Puntal et, il y a quelques jours, à l’occasion de la fête de son
saint patron, Desfosseux et Maurizio Bertoldi ont vu avec stupéfaction, à
travers la lentille de la lorgnette, les défenseurs rester fermement au
garde-à-vous pendant toute la cérémonie, impavides malgré le tir de la
Cabezuela, et pousser des vivats pendant qu’on hissait le drapeau.
    Et, au fond, à droite, il y a Cadix. Le capitaine contemple
la ville blanche qui se découpe dans le crépuscule rougeoyant : le paysage
qu’à force de l’avoir tant étudié avec une longue-vue ou sur les tracés des
cartes il connaît mieux que celui de sa maison et de sa patrie. Simon
Desfosseux souhaite ne jamais revenir. Comme des milliers d’hommes, il a usé sa
santé dans la baie pendant trente mois et vingt jours de siège : sa vie
s’est enlisée dans l’ennui et l’impuissance, se décomposant comme la boue
putréfiée d’un marais. Sans gloire, même si le mot lui est indifférent. Sans
succès ni satisfaction, sans bénéfice.
    Raaas. Boum. Une fois, deux fois, trois fois. La batterie de
8 livres tire toujours sur Puntales, et le fort espagnol riposte. D’autres
tirs ennemis passent près de l’observatoire ; et le capitaine, après avoir
encore baissé la tête, décide de le quitter. Mieux vaut ne pas tenter le
hasard, pense-t-il en descendant l’échelle. Ce serait vraiment stupide de se
faire emporter au dernier instant par un boulet. Et donc il fait mentalement
ses adieux au panorama, après 5 574 tirs d’artillerie de divers
calibres expédiés sur la ville depuis la Cabezuela : c’est le chiffre qui
figure sur ses registres des opérations, destinés désormais à la poussière des
archives militaires. Sur ce chiffre, seules 534 bombes sont arrivées sur
Cadix, la plupart lestées de plomb et sans poudre. Les autres, tirées trop
court, sont tombées dans la mer.
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