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Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Cadix, Ou La Diagonale Du Fou

Titel: Cadix, Ou La Diagonale Du Fou
Autoren: Arturo Pérez-Reverte
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alors de cette certitude
inexplicable, fugace, que ce qui nous arrive nous est déjà arrivé avant. Quoi
qu’il en soit, il finit par se relever sans parvenir à la moindre conclusion,
ni sur la sensation éprouvée, ni sur la trace elle-même : un sillon qui
peut avoir été fait par un animal, par un corps traîné, par le vent.
    Quand il repasse devant le cadavre, le vent qui tourbillonne
au pied de la dune a déplacé la jupe de la fille morte en découvrant une jambe
nue jusqu’au jarret. Tizón n’est pas un tendre. En accord avec son dur métier
et aussi certains traits peu amènes de son caractère, cela fait longtemps qu’il
considère qu’un cadavre n’est qu’un morceau de viande en train de pourrir, au
soleil comme à l’ombre. Un matériau de travail, des complications, de la
paperasse, des enquêtes, des explications à ses supérieurs. Rien qui puisse
inquiéter, au-delà du tout-venant quotidien, Rogelio Tizón Peñasco, commissaire
chargé des Quartiers, Vagabonds et Étrangers de passage, cinquante-trois ans
bien sonnés – dont trente-deux de service qui ont fait de lui un vieux
limier familier de la rue. Mais cette fois, si endurci qu’il soit, le policier
ne peut réprimer un vague sentiment de pudeur. Du bout de sa canne, il remet la
jupe en place et rassemble dessus un petit tas de sable pour éviter qu’elle ne
se relève encore. Ce faisant, il aperçoit, à demi enterré, un fragment de métal
tordu et luisant, en forme de tire-bouchon. Il se penche, le prend, le soupèse
dans sa paume et l’identifie immédiatement. C’est un éclat de la mitraille que
projettent les bombes françaises en explosant. Il y en a dans tout Cadix.
Celui-là a probablement volé depuis la cour de l’auberge du Boiteux, où une de
ces bombes est récemment tombée.
    Il jette le fragment et se dirige vers le mur blanchi à la
chaux de l’auberge, où stationne un groupe de curieux maintenus à distance par
deux soldats et un brigadier envoyés par l’officier de garde à San José dans le
cours de la matinée à la demande de Tizón, qui sait que la vue de quelques
uniformes ne manque jamais d’imposer le respect. Ce sont des domestiques et des
servantes des gargotes voisines, des muletiers, des conducteurs de calèches et
de carrioles avec leurs passagers, quelques pêcheurs, des femmes et des gamins de
l’endroit. Se détachant un peu des autres, jouissant du double privilège que
lui confère le fait d’être le propriétaire des lieux et d’avoir prévenu les
autorités après la découverte du cadavre, se tient Paco le Boiteux.
    — On dit que ce n’est pas celui que vous avez enfermé
là-bas, commente l’aubergiste quand Tizón parvient à sa hauteur.
    — On dit vrai.
    Le mendiant rôdait depuis quelque temps dans les parages, et
les gens des tavernes l’avaient dénoncé dès la découverte de la fille morte.
C’est le Boiteux en personne qui l’a tenu sous la menace de son fusil de chasse
jusqu’à l’arrivée des policiers, en lui évitant d’être trop maltraité :
juste quelques coups de poing et de pied. Maintenant, la déception se lit sur
les visages de tous les présents ; particulièrement sur ceux des gamins
qui n’ont plus personne sur qui jeter les pierres dont ils avaient bourré leurs
poches.
    — Vous en êtes sûr, monsieur le commissaire ?
    Tizón ne prend pas la peine de répondre. Il contemple la partie
du mur détruite par l’artillerie française. Pensif.
    — Quand la bombe est-elle tombée, camarade ?
    Paco le Boiteux se place près de lui : les pouces
passés dans sa ceinture, respectueux, mais restant sur ses gardes. Lui aussi
connaît le commissaire, et il sait que ce camarade est une simple
formule qui peut devenir dangereuse dans la bouche d’un personnage comme lui.
Précisons que le Boiteux n’est affecté d’aucune claudication, mais qu’il tient
ce nom de son grand-père : à Cadix, on hérite plus sûrement de surnoms que
d’argent. Et aussi de métiers. Le Boiteux, avec son visage encadré de pattes
blanches, a un passé de marin et de contrebandier notoire, qui n’exclut pas le
présent. Tizón sait que la cave de l’auberge déborde de marchandises venues de
Gibraltar, et que les nuits sans lune, quand la mer est calme et le vent
raisonnable, la plage s’anime de silhouettes de bateaux et d’ombres qui
s’affairent à débarquer des ballots. Parfois même, on y fait passer du bétail.
Quoi qu’il en soit, tant que le
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