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Ville conquise

Ville conquise

Titel: Ville conquise
Autoren: Victor Serge
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Chapitre premier.
    Les longues nuits semblaient ne s’écarter qu’à regret de la
ville, pour quelques heures. Une grise lumière d’aube ou de crépuscule filtrant
à travers le plafond de nuées d’un blanc sale se répandait alors sur les choses
comme le reflet appauvri d’un lointain glacier. La neige même, qui continuait à
tomber, était sans lumière. Cet ensevelissement blanc, léger et silencieux s’étendait
à l’infini dans l’espace et le temps. Il fallait déjà allumer les veilleuses
vers trois heures. Le soir épaississait sur la neige des tons de cendre, des
bleus opaques, des gris tenaces de vieilles pierres. La nuit s’imposait, inexorable
et calmante : irréelle. Le delta reprenait dans ces ténèbres sa
configuration géographique. De noires falaises de pierre, cassées en angles
droits, bordaient les canaux figés. Une sorte de phosphorescence sombre émanait
du large fleuve de glace.
    Parfois les vents du nord, venus du Spitzberg et de plus
loin encore, du Groenland peut-être, peut-être du Pôle par l’océan Arctique, la
Norvège, la mer Blanche, poussaient leurs rafales sur l’estuaire morne de la
Néva. Le froid mordait tout à coup le granit, les lourdes brumes venues du sud
par la Baltique s’évanouissaient tout à coup et les pierres, la terre, les
arbres dénudés se couvraient instantanément de cristaux de givre dont chacun
était une merveille à peine visible, faite de nombres, de lignes de force et de
blancheur. La nuit changeait de face, dépouillant ses voiles d’irréalité. L’étoile
polaire apparaissait, les constellations ouvraient l’immensité du monde. Le
lendemain, les cavaliers de bronze sur leurs socles de pierre, couverts d’une
poudre d’argent, semblaient sortir d’une étrange fête ; les hautes
colonnes de granit de la cathédrale Saint-Isaac, son fronton peuplé de saints
et jusqu’à sa massive coupole dorée, tout était givré. Les façades et les quais
de granit rouge prenaient, sous ce revêtement magnifique, des teintes de cendre
rose et blanche. Les jardins, avec les filigranes purs de leurs branchages, paraissaient
enchantés. Cette fantasmagorie ravissait les yeux des gens sortis de leurs
demeures étouffantes ainsi qu’il y a des millénaires les hommes vêtus de
fourrures sortaient peureusement l’hiver des chaudes cavernes pleines d’une
bonne puanteur animale.
    Pas une lumière dans des quartiers entiers. Des ténèbres
préhistoriques.
    Les gens gîtaient dans des demeures glaciales où chaque coin
habitable devenait pareil à un coin de tanière : la puanteur ancestrale
pénétrait jusqu’aux pelisses qu’ils ne quittaient pas ou qu’ils mettaient pour
aller dans la pièce voisine arracher quelques lames au parquet, afin d’entretenir
le feu – ou prendre un livre – ou pour vider, dans un réduit du fond du
corridor, les ordures de la nuit sur les tas d’excréments gelés recouverts eux
aussi par le givre adorable dont chaque cristal était une merveille de pureté. Le
froid entrait librement par les carreaux cassés.
    La ville coupée de larges artères droites et de canaux
sinueux, entourée d’îles, de cimetières, de grandes gares mortes, s’étendait au
fond d’un golfe étroit, aux confins d’une solitude blanche (mais les nuits
régnaient, irréelles ou constellées, implacables et calmantes ; et par ces
nuits, des skieurs, armés de grands pistolets Mauser, emportant cinquante
jolies balles pointues, une gourde d’eau-de-vie, deux kilos de pain noir, vingt
morceaux de sucre, un passeport danois bien maquillé, cent dollars cousus dans
la doublure du pantalon, entraient résolument à grandes enjambées dans ce
désert où rien n’était pire que la rencontre de l’homme ; et des femmes, tenant
par la main leurs enfants, des vieillards, des hommes lâches, tous courbés sous
le grand vent de la terreur, plus mortel encore que les vents du Pôle, entraient
eux aussi dans ce désert de glace, conduits par des traîtres et des espions, guidés
par la haine et la peur, cachant parfois leurs diamants, comme les forçats dans
les bagnes leur argent, jusque dans les replis secrets ou infâmes de la chair.)
    Vue de très haut, de l’avion aux étoiles rouges qui la
survolait lentement le matin, la Néva ressemblait à un mince serpent blanc
dardant vers le désert une gueule ouverte où pointaient deux minces langues
bleuâtres.
    Les faubourgs dépeuplés avaient faim. Plus de fumée aux
cheminées
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